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Pourquoi prisons-nous les peines ?

Des événements assez récents ont interpellé la sensibilité et l’opinion de chacun d’entre nous : la mort de Ben Laden, la possible libération conditionnelle de Michelle Martin, la saga new-yorkaise de Dominique Strauss-Kahn. À des échelles diverses, ces gens ont « payé » ou vont « payer » pour les actes qu’ils ont commis. Comment être sur qu’ils se seront acquittés du juste prix pour leurs agissements ? Mon propos ne sera pas ici de trancher ces cas particuliers, ce qui demanderait d’être beaucoup plus précisément informés du détail des situations que nous ne le sommes par le seul engouement médiatique. Or, beaucoup n’hésitent pas à exprimer une opinion, parfois très catégorique, sur la justice qu’il y a ou non à tuer Ben Laden, à libérer Michelle Martin sous conditions, à exhiber devant les médias le directeur du F.M.I. menotté, etc. Ce qui frappe, en l’occurrence, c’est que toute personne qui prend position sur les peines infligées reflète ipso facto, avec plus de netteté que jamais, sa personnalité et l’ampleur de son humanité. D’une façon révélatrice, elle répond implicitement à la question de savoir pourquoi, dans le fonctionnement d’une société, il faut qu’une justice attribue des peines.

Inattendu dans ce domaine, le généticien Albert Jacquard a bien balisé le terrain dans un essai puissant et incisif[1]. Il y retient cinq dimensions que peut prendre, aux yeux des mortels, la peine imposée à quelqu’un. Voici les intentions qui peuvent animer celui qui punit : la vengeance, la réparation, la dissuasion, la protection, la réhabilitation. Laquelle ou lesquelles de ces « valeurs » justifient la peine requise d’un coupable ? La question se pose à la société qui juge et condamne, mais aussi à Monsieur Tout-le-monde qui, dans l’éducation, par exemple, est amené aussi à user de peines, sanctions et punitions.

Albert Jacquard estime trois intentions non fondées ou peu fondées. Si vengeance il y a dans la peine, la seule justification acceptable serait de substituer une vengeance collective à une vendetta personnelle : on court-circuite, chez la victime, le réflexe immédiat du « œil pour œil, dent pour dent », mais en officialisant une loi du talion que devrait normalement dépasser une humanité accomplie. Quant à la réparation, en dehors des dommages matériels, est-elle possible ?Car une peine de prison « répare »-t-elle en quoi que ce soit le tort causé, comme si le mal-être de la prison « réparait » le malheur de la victime ? Et la dissuasion ? À propos de la peine suprême, la peine de mort, de nombreuses études ont montré que son maintien n’a pas d’incidence sur l’ampleur de la criminalité. Celui qui commet un crime de sang-froid est convaincu de son impunité et celui qui perd son sang-froid n’est plus accessible à la dissuasion. L’« exemplarité » de la peine ne montre pas son efficacité.

Restent les deux autres raisons justifiant une peine, et, en particulier, l’emprisonnement. La protection du citoyen exige que les criminels dangereux soient maintenus à l’écart de la société. Tout le monde est d’accord. Mais, à long terme, la même sécurité demande que le régime carcéral remédie, progressivement et patiemment, à la dangerosité du délinquant plutôt que de l’ignorer et de l’aggraver. L’objectif de protection s’impose, mais impose de recourir à des peines qui rendront la société plus sûre pendant, et surtout après la prison. Dès lors, vient en point d’orgue, chez notre auteur, la réhabilitation, « transformation du délinquant en un homme responsable, citoyen reprenant sa place dans la société »[2]. L’obstacle que constitue la peine, s’il ne porte pas atteinte à la dignité humaine, peut – souvent, mais pas dans tous les cas – contribuer à reconstruire une personne, à réintégrer dans une solidarité celui qui a enfreint la loi du groupe. À condition que l’application de la peine ne bafoue pas la dignité humaine…

Quelle surprenante diversité dans les intentions qui motivent celui qui octroie une peine – juge ou juré – ou celui qui en commente l’exécution, comme le citoyen à qui l’on tend un micro dans la rue ou une page sur le réseau ! Le terrain est glissant. Et la violence des propos parfois proférés montre assez à quel point les humains que nous sommes ont de la peine à équilibrer raison et émotion, quand il s’agit de décréter « ce que mérite » un coupable. Car tout acte s’inscrit dans un contexte unique et l’histoire de notre vie est complexe. Elle aussi unique. C’est elle qui dessine, trait après trait, notre profil d’humain, en même temps que le regard que nous portons sur l’humanité « des autres ».

Parmi ces autres, Ben Laden, Michelle Martin, Dominique Strauss-Kahn, mais aussi le décideur de l’opération de liquidation, les membres du T.A.P. (Tribunal d’Application des Peines), le futur jury new-yorkais d’un procès, s’il a lieu. Tous humains au-delà de la faute ou de l’innocence, pourtant bien réelles. Si une société veut se civiliser de plus en plus, que peut-elle espérer ? N’est-ce pas qu’en face de ceux qui ont, à un moment, défiguré le visage humain – et que certains rangent parmi les « monstres » – se dessinent de vrais visages humains ? Des êtres qui, tout en refusant sans concession les actes abjects, tout en accordant une priorité absolue au respect et au secours des victimes, condamnent les coupables avec un surcroît d’humanité, invitation à reprendre pied parmi les humains.


[1] Albert Jacquard, Un monde sans prisons ?, avec la collaboration d’Hélène Amblard, Point-virgule n°124, Paris, Éditions du Seuil, 1993. Cet ouvrage a aussi bénéficié de la contribution de Jean-Marc Heller, juge des enfants.

[2] Ouvrage cité, p. 113.

Publié dans La Libre Belgique, pp. 46 et 47, le mardi 14 juin 2011.

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