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La dignité des indignés : mettre la main à la pâte

« Qui a faim rêve de pain. » De quoi rêveront celle et celui qui ont faim de démocratie ? Et comment diront-ils leur rêve ? Car la vraie démocratie n’est-elle pas comme un pain quotidien, qui moisit ou rancit dans l’oligarchie ?  Les années 2010 et 2011 nous le font redécouvrir avec une particulière acuité.

Car la jeunesse – mais elle n’est pas la seule – s’indigne. Un jeune Tunisien, d’abord, refuse l’asservissement en se donnant la mort ; puis la Tunisie devient le levain dans une pâte qui, peu à peu, envahit plusieurs pays arabes du nord de l’Afrique : ceux-ci ont soudain cessé d’ignorer que leurs dirigeants ne valaient pas le pain qu’ils mangent et décidé de leur faire passer le goût du pain. Plus récemment, quelques Espagnols ont laissé enfler leur indignation jusqu’à se retrouver dans la rue et à camper sur la Puerta del Sol. Des Espagnols de France se rassemblent sur la place de la Bastille et entraînent dans le mouvement des compatriotes résidant en France, eux-mêmes rejoints par des Français. Et combien de jeunes Grecs font chorus ? À Liège, la place Saint-Lambert devient l’îlot des indignés. Décidément, ces indignations se répandent comme des petits pains.

Étonnant parallèle entre ces jeunesses de pays non démocratiques et celles de pays réputés démocratiques, toutes insatisfaites, chez qui « pain dérobé réveille l’appétit ». Un déficit démocratique, sans doute bien différent dans les deux cas, ne paraît pas insupportable pour une société routinière, voire anesthésiée ; par contre, il saute aux yeux « naïfs » de la jeunesse.

Ces yeux voient, en particulier, le fossé qui s’est creusé entre le commun des mortels et les dirigeants, tyrans officiels ou élus dûment estampillés ; pour les blasés, la largeur de la tranchée n’est pas la même que pour les regards neufs. Ceux-ci se braquent vers le haut et identifient dans la société « une caste parasitaire, qui décide pour les autres ».  Ils constatent que tout le monde ne gagne pas son pain à la même sueur du front ni ne gagne la même croûte, et qu’aujourd’hui encore « les mains noires font manger le pain blanc ». Serait-il inévitable – ou calculé ? – que « celui qui est né pour un petit pain n’en ait jamais un gros » ? Les inégalités criantes s’accentuent en silence : comment celui à qui on ôte le pain de la bouche n’aurait-il pas envie de « coller un pain » aux profiteurs ?

La réaction des jeunes sevrés de démocratie vivante secouera-t-elle l’apathie de trop de citoyens ? Les bureaux de vote des pays démocratiques verront-ils revenir les abstentionnistes ? Car c’est le vote qui tend au citoyen un premier porte-voix pour son cri d’indignation. Faut-il qu’un mauvais usage de la démocratie ait développé des moyens d’étouffer leur cri pour que des indignés renoncent à ce porte-voix ! Qui « twitte », « chatte » ou bat le rappel de tous ses « amis » s’exprime, évidemment, mais avec quel impact ? Les politiques risquent de se dire que « ça ne mange pas de pain ». Aussi les jeunes, omniprésents pourtant sur les réseaux sociaux, cherchent-ils d’autres façons de crier à l’indignité, depuis le suicide par le feu jusqu’au campement à durée indéterminée. Tous les moyens ne sont pas bons, mais ils ont en commun de rendre au citoyen sa densité démocratique : l’indigné agit politiquement puisqu’il fait savoir, avec une véhémence parfois fatale pour lui, que la vie est insupportable dans sa forme actuelle et qu’un changement s’impose.

La perception des jeunes indique dans quel sens l’évolution s’opérera pour que la démocratie (re)devienne (un peu) l’affaire du citoyen. Tout ce qui remettrait à dimension humaine la politique, ses institutions, ses palais, ses dirigeants, ses financements, tout ce qui redonnerait au politique une indépendance par rapport à la toute-puissance d’instances économiques et de multinationales, notamment, tout cela réduirait le fossé entre les décideurs et leurs sujets, entre l’univers des joueurs et celui des jouets. Car les événements nous l’ont appris : celui qui perçoit l’écart abyssal en ressent profondément l’injustice, tant en démocratie que dans les régimes autoritaires.

Après le pain noir, la démocratie pourra-t-elle remanger du pain blanc ? Même si le dirigeant « bon comme le pain » appartient au passé, l’électeur ne manque pas de pain sur la planche : c’est à lui de désigner le mandataire qui restera humain, respectueux, à l’écoute. Quant à l’appareil politique, qu’il tire les leçons de l’indignation et passe aux actes. Car qui accepterait que la mise au rancart de l’oligarchie et le retour à l’essence de  la démocratie soient longs comme un jour sans pain ? Faute de ce redressement, jusqu’où iront les indignés ? Ne l’oublions pas : « À pain dur, dent aiguë. »

Publié, sous le titre de « Faim de démocratie », dans La Libre Belgique, pp. 46 et 47, le mardi 14 juin 2011.

Publié dansDémocratieHumourPolitiqueSociété