Étrange paradoxe mythologique et contemporain. Alors que c’est Copenhague qui a rendu célèbre dans le monde entier la Petite Sirène, vigilante sur son rocher du port, onze mois plus tard, c’est à Cancún, sur la côte caribéenne du Mexique, que la voix des sirènes réussit à se faire entendre.
Dans la tradition antique, les sirènes, dotées d’un corps d’oiseau et d’une tête de femme, attiraient les navigateurs par leur chant extraordinaire et les entraînaient vers leur perte. Les mythes nordiques, ont innové et configuré la sirène en lui attribuant un corps de femme qui se termine, si l’on ose dire, en queue de poisson. Ce caractère hybride prend pour la cause une valeur symbolique : un être mi-homme mi-animal n’est-il pas le mieux constitué pour équilibrer la balance entre l’homme et la nature, pour devenir le chantre de cet équilibre ?
C’est ce pouvoir-là que les sirènes l’ont exercé à Cancún avec des effets inattendus : elles ont entraîné les politiques de quelque deux cents pays à des « pertes », dont on ne peut décemment que se réjouir. La première, et la plus spectaculaire, est la perte de l’impuissance politique qui avait bloqué le sommet de Copenhague et provoqué chez les citoyens un pesant désenchantement. À Cancún, au contraire, le contenu de l’accord s’avère tout à fait substantiel, qu’il s’agisse de la lutte pour endiguer le changement climatique, de la décision de revoir périodiquement les objectifs à long terme, de la création d’un « Fonds vert » pour aider les pays en voie de développement à participer à l’effort collectif en matière de climat, ou encore des objectifs fixés pour réduire la déforestation.
La seconde perte salutaire est celle de l’hégémonie de quelques-uns. Car, plus encore que l’accord obtenu, c’est la manière d’y aboutir qui a permis de sortir de l’immobilisme politique : les « petits pays » ont eu le sentiment de vraiment prendre part au débat et de ne pas être que les spectateurs infantiles des volontés des grands. De l’avis général, la confiance a été restaurée, presque contre toute attente.
Autre perte encore : celle des débats filandreux et stériles entre experts, contre-experts, voire prétendus experts, quant à la réalité et aux causes du réchauffement climatique. Lorsqu’une probabilité raisonnable est scientifiquement établie, vient le moment politique de décider et d’agir, sans plus d’atermoiements, sansattendre une certitude inaccessible.
Autant Copenhague a été le prototype de l’action politique avortée, autant Cancún peut être épinglé comme un modèle d’action politique réussie. Imparfaite, bien sûr, mais appelée à se parfaire, et ayant de bonnes chances d’y parvenir. Puissent les autres acteurs politiques s’inspirer de l’exemple. Oserions-nous espérer, si l’effort consenti ne les a pas épuisées, que les sirènes de Cancún viendront pousser la chansonnette dans notre petite Belgique ?
Quel chant ensorceleur pourrait mener les politiciens belges à la perte salvatrice ? Imaginons qu’ils y perdent l’exigence d’un accord parfait, chacun selon son cœur, et s’appliquent plutôt à un accord-tremplin, qui serai à parfaire dans une confiance rétablie. Supposons qu’ils y perdent la conviction que le nombre d’électeurs est proportionnel non seulement à l’intelligence des élus, mais aussi à leur droit de fanfaronner, et abandonnent l’idée que le fort en voix n’a que faire de l’avis du faible, réduit au rôle de spectateur. Et si nos hommes politiques y perdaient aussi la foi aveugle que les experts mènent à une solution « scientifiquement fondée » qui s’imposerait à tous comme une évidence incontournable… Alors peut-être un plan d’action se dessinerait-il, non pas miraculeux d’ingéniosité, mais plein de bon sens réaliste et de modestie partagée. Faisons le pari : alors, le simple citoyen accorderait de nouveau son crédit au politique.
Vibrant merci donc aux sirènes, si elles peuvent faire quelque chose en cette période où chacun cherche des idées de cadeaux. Leur chant en a séduit plus d’un. Pourquoi pas ceux-ci ? L’oreille des navigateurs perdus dans la brume n’est-elle pas la plus attentive aux sirènes ?
Publié dans La Libre Belgique, p. 55, le lundi 16 décembre 2010.