À quelques jours d’une retraite – méritée ou non –, j’ai eu la surprise de recevoir la lettre suivante que je vous communique telle quelle. Veuillez me pardonner le caractère anecdotique de l’« événement », mais il advient quelquefois qu’une anecdote fasse école. Dès lors…
Paradis, le 23 juin 2010
Cher Monsieur Druet,
Vous allez sans doute être surpris de cette lettre. Chaque année, un peu avant le 6 décembre, c’est vous qui m’écrivez pour me demander d’intervenir en faveur de vos petits élèves de rhéto, généralement de 6B. Vous me vantez leurs qualités. Mais je ne vous crois pas sur parole et je viens contrôler vos dires. J’ai la chance, vous le savez bien, comme tous les saints du Paradis, de pouvoir circuler, invisible, parmi les humains. Combien de fois suis-je venu observer vos élèves dans votre classe, incognito !
Eh bien, figurez-vous, cher Monsieur Druet, que cette compétence qui est mienne et dont vous avez maintes fois bénéficié s’est, en quelque sorte, retournée contre vous. Comme je ne suis occupé qu’à temps partiel, une petite partie de l’année, et comme il y a pénurie aussi dans le secteur, on m’a recyclé. La Communauté française de Belgique, section « enseignement », m’a réquisitionné pour visionner – on pourrait dire, si on osait, « inspecter » – les enseignants juste avant leur mise à la retraite. Je suis chargé de vérifier, de constater s’ils ont bien assimilé les réformes successives, surtout la dernière en date, et, s’ils ne sont pas conformes, de défalquer de leur pension un pourcentage selon les critères auxquels ils ne répondraient pas.
Bref – c’est pas tout ça ! – je reçois un décret de mission vous concernant. Je prends mon bâton de pèlerin… ou plutôt de Grand Inquisiteur et me voilà en classe, avec la sagacité et la perspicacité que vous connaissez. Saint Nicolas voit plus loin que le bout de son nez, quand même !
Première inquiétude : avez-vous préparé correctement vos cours ? Vos intentions pédagogiques sont-elles consignées dans votre D.I.P.[1] et dans tous les formulaires ad hoc ? Je vous vois arriver en classe pas vraiment avec une brouette, mais avec un cartable à roulettes, manifestement gonflé d’un tas de documents divers. C’est trop ! On n’en demande pas tant. Bravo, cher Monsieur Druet, et cela va plus loin… Vous avez tellement intégré les données reprises dans ces documents que vous utilisez des préparations de cours à l’ancienne, normales, sur lesquelles, mentalement, – je vous vois à l’œuvre, je vois votre cerveau fonctionner – vous venez greffer toutes les nuances de toutes les nouveautés. Quelle modernité ! J’apprécie.
Deuxième observation qui m’est demandée : les élèves, pendant vos cours, sont-ils conscients – à tout instant – de la compétence qu’ils sont occupés à exercer ? Je regarde, circonspect, et que vois-je ? Qu’entends-je ? J’ai pris la peine de suivre plusieurs heures de vos cours. Pas une fois je n’ai entendu prononcer le mot « compétence » ni par vous ni par vos petits élèves. C’est extraordinaire. Car le cours se déroule bien, les élèves travaillent bien. Donc vous avez réussi à si bien les former aux compétences qu’ils arrivent à être compétents sans le dire. Tout cela imprègne leurs pensées et leurs actes sans que vous ayez besoin d’en parler. Ça, c’est de la bonne pédagogie, Monsieur Druet ! J’en suis presque ému.
Il me restait – troisième souci – à voir de près vos corrections. Et me voici, un samedi après-midi, chez vous, à jeter un œil par-dessus votre épaule sur les dissertations de la semaine. Je lisais les remarques que vous mettiez du temps à rédiger. Elles me semblaient de bon sens et utiles. J’aperçois, sur un coin de votre bureau, les grilles « critériées », qui divisent le travail en trente-six morceaux. Vous arrivez à les rendre quasiment invisibles, inoffensives, et à retomber sur le plancher des vaches. Là encore, je ne peux que constater votre faculté importante de digestion et d’assimilation.
Que dire de plus ? Avec vous, la Communauté française est plus que tranquille. La réforme vous a transformé au point qu’elle ne doit plus vous tenir la main et qu’elle peut s’éloigner, comblée, sur la pointe des pieds. Pareille bonne volonté mériterait une gratification, une adaptation à la hausse de votre pension. C’est mon avis et je l’ai communiqué au cabinet de la Ministre. « Il n’en est pas question », m’a-t-il été répondu, « il n’a fait que son devoir. » J’ai été déçu, mais, vous savez, l’administration…
J’ai tenu malgré tout à vous faire, pour ainsi dire, par la présente, mon rapport d’inspection. Si cela avait du sens, je vous dirais : « Continuez comme ça. » En tout cas, je vous donne rendez-vous le 6 décembre prochain. Moi, je gratifie qui je veux et pour les raisons que je veux.
Inspectoralement vôtre
saint Nicolas
Vous apprécierez peut-être, comme moi, cette délicatesse de l’administration : en s’adjoignant les services d’un saint bien connu et sympathique à tous, elle cherche à personnaliser au maximum ses interventions sans renoncer pour autant à les rendre « hotte ».
[1] Note à destination des non-enseignants : D.I.P. abrège « Document d’Intentions Pédagogique ».
Publié dans La Libre Belgique, p. 51, le mardi 6 juillet 2010.