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Sans colère ni passion ?

Au début de ses Annales, Tacite, historien romain des deux premiers siècles de notre ère, annonce son projet : passant rapidement sur la fin du règne d’Auguste, il va surtout « raconter le règne de Tibère et le reste sans colère ni passion (sine ira et studio), sentiments dont les causes sont loin de lui »[1] Louable intention s’il en est, mais dont le lecteur se rend compte qu’il aura grand-peine à la concrétiser dans le feu de l’écriture. Car le bouillonnement intérieur qui le caractérise lui rend difficile ce recul rationnel et l’entraîne dans un récit dont colères et passions assurent toute la densité humaine et justifient le titre de « plus grand peintre de l’Antiquité » que lui attribue Racine.

Convoquons au rendez-vous pour discussion un autre Latin, le poète Juvénal, contemporain de Tacite, et dont les Satires avaient pour fonction d’étriller les mœurs des Romains. Facit indignatio uersum, affirme-t-il. « L’indignation fait le vers[2]. » ; il clôture ainsi une série d’exemples, recueillis chez ses concitoyens, de comportements qui le font sortir de ses gonds et bondir sur son stylet. De la richesse éhontée de celui-ci à la délation perfide de celui-là, d’une captation d’héritage à une tentative d’empoisonnement familial, tout le remplit d’une colère « qui brûle son foie desséché ». En face de la profession de neutralité de Tacite, Juvénal fait profession de dénoncer les injustices insupportables : sa colère, plus forte que l’inertie du citoyen moyen, le contraint à vitupérer, à batailler, à pourfendre. C’était déjà, toutes proportions gardées, un « plus jamais ça » qui avait trouvé son porte-parole.

Alors ? Écrire avec colère et passion ou non ? Bien sûr, la question n’a pas la même portée si elle concerne un poète ou un historien. Le lecteur se réjouit de la subjectivité de l’un et de l’objectivité de l’autre. Mais tous deux écrivent. Quelles que soient les contraintes de chacun des genres littéraires, l’acte d’écriture ne met-il pas en jeu l’écrivain tout entier ? Pour quiconque prend la plume, historien ou non, est-il pensable de mettre entre parenthèses les sentiments qui l’animent, alors que ce sont eux qui lui mettent la plume en main ? N’est-ce pas un désir puissant de transformer le monde qui décide l’écrivain à écrire, comme il décide l’homme d’action à agir ? À moins qu’on ne considère la distinction comme inutile, parce que l’écriture est déjà aussi une action.

À la source de cette action d’écrire, souvent, comme l’apprend l’expérience – celle de Juvénal et la nôtre –, il y a la colère. Parfois puissante, voire écumante, parfois plus tempérée et prenant la tournure d’une « vertueuse indignation ». Les courriers des lecteurs montrent assez à quel point la réprobation inspire davantage et alimente plus les propos que l’approbation. Combien d’intervenants s’emportent contre ce qu’ils ont ressenti comme intolérable, dans l’actualité, dans le reflet qu’en donnent les médias, dans les avis exprimés par d’autres lecteurs ou, tout bonnement, dans la vie. Face à l’injustice – qui n’a pas le même visage pour tous les mortels –, l’indigné réagit : « Il faut faire quelque chose. » Il agit. Il écrit.

En un sens, la passion ne peut-elle être conçue comme le versant opposé de la colère ? L’une s’engage puissamment pour promouvoir le changement, pour prôner le contraire de ce qui suscite et exacerbe l’autre. Lorsque La Cantatrice chauve dénonce l’incommunicabilité en la ridiculisant, la pièce laisse entrevoir la passion de son auteur pour la communication réussie. La passion est la bouée optimiste qui permet de surnager dans le pessimisme colérique, et puis d’émerger. Si la passion aboutissait à créer l’objet de son désir, la boucle serait bouclée et serait réussie la transformation des êtres et des choses.

Cette lame intérieure qui le précipite dans l’écriture, l’individu la maîtrise plus ou moins, parfois pas du tout, jamais tout à fait. Il peut en devenir excessif, imprudent, maladroit, inconséquent. Tant bien que mal, il cherche à se discipliner pour donner une vision du réel qui soit compréhensible et acceptable par les autres. Mais, malgré le respect scrupuleux des lois du genre, malgré le souci et le soin d’être objectif pour convaincre, malgré sa sympathie diplomatique pour le lecteur, le propos de celui qui écrit laisse toujours transparaître, au moins en filigrane, ces deux forces à la fois contradictoires et complices : la colère et la passion.


[1] Tacite, Annales, I, 1.

[2] Juvénal, Satires, I, 79.

Publié dans La Libre Belgique, supplément « Momento », p. 3, le samedi 30 avril 2010.

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