« Ta gueule ! », dit-on, peu diplomatiquement, à celui qu’on veut faire taire. Et une convention a parfois voulu qu’on écrive, pour atténuer le choc : « Ta g… ! » « Tais-toi ! » ou « Silence ! » en seraient de bons équivalents plus tempérés. Personne ne dit « Ta bouche ! », pour obtenir le même effet. Le mot « gueule » aurait-il une portée particulière ? Il trouve son origine dans le mot latin gula, qui signifie d’abord « œsophage, gosier » avant de désigner aussi la « bouche ». En langue française, la gueule s’applique à « la bouche de certains animaux, surtout carnassiers », avant de glisser vers « la bouche humaine » – populairement parlant –, et de se spécialiser pour nuancer : « la bouche comme servant à parler et à crier ».
Nous débouchons sur une question. En période de difficulté, de crise, personnelle ou collective, l’homme ou le citoyen doit-il user de sa « gueule » plutôt que de sa « bouche » ? Cela me paraît une interpellation intéressante, actuelle – il y a tant de raisons de faire la gueule –, en même temps qu’universelle. Comment celui qui trouve une situation insupportable et veut un changement a-t-il le plus de chances de se faire entendre ? Les décibels des forts en gueule constituent-ils les meilleurs moyens de transformer le monde ? Sans doute la réponse serait-elle à moduler selon que la question se pose dans la vie privée, la vie professionnelle ou la vie sociale, politique. Essayons.
Dans les relations interpersonnelles de la vie privée, le conflit a aujourd’hui plutôt bonne presse. Ce qui se dit dans l’opposition, parfois violente, vaut mieux que ce qui se tait et préparerait une future explosion. D’accord. Mais le conflit ne suppose pas nécessairement un niveau sonore élevé ni un contenu qui soit de l’ordre de l’engueulade plutôt que de la discussion vive et animée. Le discernement et le respect ont voix au chapitre de la seconde plutôt que de la première. Et, bien sûr, la diversité des tempéraments s’en donne à cœur joie en cette matière. Tout le monde ne s’est pas bardé d’une carapace de tortue, qui rende imperméable ; un mot, un cri, une intonation peuvent briser un être et enterrer, parfois définitivement, le rêve du conflit constructif, source de renouveau.
Et votre directeur ? Prête-t-il une oreille complaisante aux grandes gueules ? Ou bien se range-t-il parmi ceux qui considèrent l’intérêt d’une proposition de changement comme inversement proportionnel à son volume sonore, révélateur d’une tyrannie de l’émotion sur la raison assujettie ? Aux glapissements, préfère-t-il les demandes posées, mesurées, voire feutrées ? Et vos collègues ? À quelle intensité de vos propos réagissent-ils le plus positivement, c’est-à-dire en accueillant vos attentes ? Auriez-vous, par hasard ou par talent inné, inventé le hurlement respectueux, celui qui touche le cœur de l’homme et le rend solidaire d’un progrès commun ? Si c’est le cas, enregistrez-le in situ et commercialisez-le, qu’il puisse servir à d’autres.
Dans le milieu politique, la variété des intensités sonores ne le cède en rien à celle qu’offre la vie courante. De l’éloquence forte, qui se déploie comme un fleuve puissant, mais tranquille, aux aboiements de roquets hargneux, en passant par les envolées hystériformes étranglées jusqu’au fausset, assez typiques, par exemple, des 1er mai, chaque citoyen trouve de quoi se laisser convaincre de voter ou de participer avec enthousiasme. Dans le camp d’en face, les citoyens aussi s’expriment : ils votent, ils donnent des avis, ils manifestent, parfois ils gueulent ou vont jusqu’à remplacer les mots par des pavés. Lesquels d’entre eux se feront entendre ? Lesquels auront sur les situations un impact autre que d’orienter une campagne électorale utilitariste ?
De ces domaines disparates, est-il possible de dégager une tendance ? Peut-être. Même si l’agressivité se sert aussi des vocables, de l’intonation, du regard et du geste, ce sont les décibels de tous ces cris comminatoires qui étalonnent le mieux la volonté de s’imposer et d’imposer à l’autre. Les éclats de voix optent pour la violence qui intimide plutôt que pour la non-violence qui invite. Tout de suite sautent à l’esprit des circonstances où un cri puissant s’avérera indispensable et salvateur. Mais ces cas-là ressortissent rarement aux relations humaines, où les vociférations produisent, en général, un effet délétère.
À chacun d’apprécier quand il est préférable d’être choisi par ralliement et quand il vaut mieux « pousser une gueulante » et être obéi par peur sous le poids de la menace. Si elle se soucie d’efficacité, la gueulante n’aurait-elle pas intérêt quelquefois à se muer en murmure ? Se refuser de brailler – au propre et au figuré – pour que tout interlocuteur soit un égal et non un inférieur, ce serait bien, tout compte fait, une attitude humaine qui a de la gueule.
Publié dans La Libre Belgique, supplément « Momento », p. 3, le samedi 27 mars 2010.