L’exclusion antiéducative par nature
« La réussite scolaire en héritage », tel est le slogan par lequel deux économistes résument leur étude dont les conclusions viennent de faire, une fois encore, le bonheur des médias[1]. Même si les données de base ne constituent qu’une « resucée » des résultats de l’enquête PISA de 2006, le constat n’est pas contestable sur un point : le système scolaire belge est inégalitaire. En effet, la répartition des élèves entre les différents types d’enseignement – général, technique, professionnel – concorde tout à fait avec l’indice socioéconomique des familles ; et les résultats des élèves dans les enquêtes internationales sont proportionnels auxdits types d’enseignement.
Cette hiérarchie des filières est sans nul doute génératrice d’exclusion : pour nombre d’enfants, ce sont des exclusions successives qui les font passer d’une filière à l’autre dans un processus de relégation. Ce vécu scolaire est forcément négatif et ne l’est pas que pour les exclus : si l’école se croit et se prétend juste, comme milieu éducatif, elle induit chez ceux qui la fréquentent que la justice cohabite avec l’exclusion. Si l’exclusion est « normale » – c’est-à-dire acceptée comme un moindre mal – dans une école réputée juste, il sera possible dans la société d’accepter l’exclusion tout en s’estimant juste. Voilà une première raison, impérieuse, de refuser l’exclusion à l’école : c’est là que commence, pour chaque enfant, l’apprentissage de la justice sociale et du refus d’exclure.
Une autre raison, tout aussi forte, est le traumatisme individuel que produit toute exclusion. Un consensus général assez spontané reconnaît, dans les termes du décret « Missions », que l’école a pour fonction d’assurer le développement de la personne de chacun des élèves et la préparation de citoyens responsables. Il va de soi que, sur ces deux plans, l’exclusion est contre-indiquée et contrecarre la mission même de formation dévolue à l’école.
L’inclusion comme idéal de l’école
En prenant les choses avec le maximum de recul, au-delà des lieux et des temps, que veut l’école, sinon l’intégration la plus harmonieuse de l’individu qui lui est confié dans la communauté humaine ? Imaginons l’école s’adressant à l’enfant qui en franchit le seuil pour la première fois : « Viens, lui dirait-elle, qui que tu sois, quels que soient ton origine, tes qualités, tes chances et tes malchances. Tu as une place à part entière, comme chacun. Mais, pour que tu puisses la prendre et qu’elle te rende heureux, tu as besoin de quelques savoirs et de quelque expérience de vie. Tu vas pouvoir les trouver auprès de moi. » Sourions ensemble de la distance qui sépare ces propos, naïfs mais pertinents, de l’hyperréalisme d’un système prétendant régenter jusqu’au moindre détail de l’école, avec l’idée que ce dirigisme seul peut mener vers l’égalité des chances.
Inclure un individu dans la société, c’est le « cultiver », au sens le plus large du terme, lui donner cette « culture perçue comme un bien commun, gage de citoyenneté et de dignité personnelle »[2]. Cela suppose des savoirs scolaires – on préférera dire aujourd’hui des « compétences », comme si on disait tout autre chose –, mais la perspective est bien plus large. Même si l’époque est surtout sensible à la diversité des êtres et des opinions, il n’est pas incongru de se redire qu’une société viable repose sur un consensus minimal à propos des valeurs. Et « l’action éducative est incontestablement traversée par des valeurs »[3]. Mettre le jeune en contact avec ces valeurs, c’est l’inclure, en n’oubliant pas que, parmi elles, figure en toute bonne place la liberté de penser, et donc peut-être de penser autrement, à condition que ce soit avec respect – autre valeur phare dans les déclarations de tous.
Dès lors, la performance scolaire vérifiable en termes de résultats a son importance, mais pas plus que son importance. Et si l’on accepte des « socles de compétences » pour permettre à tous, autant que possible, d’accéder à ces savoirs, on perçoit tout autant la grandeur du champ qui ne se mesurera pas de manière quantitative et qu’il serait impossible – et dangereux – de vouloir codifier dans un système normalisé. Chacun son domaine : le système essaie de maîtriser les conditions qui autoriseront la quête de l’inclusion pour tous et les acteurs humains chercheront à créer les conditions particulières et nécessaires à chaque jeune pour qu’il se construise homme et citoyen.
Pour un système qui cherche à inclure
Dans quel cadre, en tenant compte de quelles évolutions, une politique d’école se dessinera-t-elle aujourd’hui avec le plus de chances d’être juste pour tous, et donc aussi pour les plus faibles, tous critères de « faiblesse » confondus ? Un récent ouvrage patronné par Marcel Gauchet[4] tente de préciser comment les conditions de possibilité mêmes de l’éducation sont mises en cause. Quatre changements majeurs sont détectables. La relation entre la famille et l’école est devenue plus difficile, voire conflictuelle ; le sens des savoirs, de leur valeur intrinsèque, n’est plus du tout une évidence. La fonction de l’autorité se trouve mise en question, alors qu’elle est indispensable en éducation. Enfin, l’articulation entre la société et l’école grince : l’une multiplie les demandes nouvelles, alors que la fonction de l’autre est de plus en plus « brouillée ».
Chacun de ces points névralgiques met en évidence un risque nouveau d’exclusion : celui du décrochage scolaire, qui est déjà bien présent, mais pourrait toucher de plus en plus de jeunes. Non soutenus par leur famille, pour qui l’école ne représente rien, sans motivation pour des connaissances dont ils ne voient pas l’utilité ni le rapport avec l’emploi, ayant une image dévaluée de l’école et de sa fonction, situés parfois déjà en marge de la société, beaucoup de jeunes risquent de se condamner à une exclusion volontaire. Sans même se retrouver pour autant dans la rue, ils « décrocheraient » parce qu’ils renonceraient implicitement à trouver dans l’école quoi que ce soit qui les aide à se construire comme personnes.
Les défis lancés à l’école sont donc démesurés. Une société inégalitaire lui demande de travailler à l’égalité des chances, mais compte aussi sur elle pour sélectionner. Comment est-il possible de concilier ces projets à première vue incompatibles[5] ? Comment l’école peut-elle, dans un souci de justice sociale, éviter au maximum l’exclusion, rester pour chaque jeune une interlocutrice qui éduque ? On s’en rend compte avec une évidence de plus en plus criante : cette question posée par le haut et que prétendraient résoudre des réformes multiples et des décisions d’appareil ne peut se traiter réellement que sur le terrain. Toute rigidité du système accroît le risque d’exclure, quasiment « malgré soi ». C’est la souplesse, notamment celle des parcours scolaires rendus plus malléables qu’ils ne sont, qui permettrait de réduire certaines inégalités[6]. Et l’étude que nous évoquions plus haut relève elle-même que la disparité entre la Flandre et la Communauté française, en faveur de la Flandre, s’explique entre autres par l’autonomie plus grande laissée aux chefs d’établissements. Ce que confirme l’exemple type de la Finlande, où l’administration centrale de l’enseignement a été réduite pour que les écoles disposent d’une plus grande marge de décision.
Le sens de la justice, la recherche de l’intégration pour tous reçoivent leurs meilleures chances lorsque la marge de manœuvre s’élargit, lorsque le bon sens commun n’est pas contrecarré par un carcan de dispositions qui, même bien intentionnées, n’en constituent pas moins un étouffoir. Car l’adoption d’un modèle de « pédagogie visible » – qui découpe et organise en séquences nettes les apprentissages[7] – rend, en quelque sorte l’enfant tel qu’en lui-même « invisible » : ce qui en émerge n’est pas la particularité de chaque enfant, mais sa position dans un classement. L’initiative de l’enseignant qui voudrait s’adapter à l’enfant, au lieu de le laisser aller vers une éventuelle exclusion, en est tout à fait réduite. Préférer la « pédagogie invisible », qui privilégie les tâches intégrées, c’est ouvrir à l’enseignant un champ d’action où il pourra tenir compte bien davantage des qualités personnelles uniques de tel ou tel élève. Si ce champ est ouvert, cela suppose bien sûr de soutenir, chez les acteurs « libérés », une volonté d’inclure plutôt que d’exclure. En toute autonomie, le directeur a la responsabilité d’organiser le débat dans son établissement, de telle manière que l’institution trouve son juste fonctionnement et que les membres de la communauté scolaire discernent les pratiques justes. C’est l’affaire et la décision de chaque acteur, car, comme toute action humaine fondée sur la relation, l’éducation en actes opte forcément pour ou contre l’exclusion.
Pour un enseignant qui cherche à inclure
La vie quotidienne de l’enseignant avec ses élèves fourmille d’occasions de prendre une position personnelle face à l’exclusion. En paroles comme en actes, celui-ci peut éviter ou non des exclusions, dont certaines pourraient être tenues pour des détails ; mais toute orientation de pensée et de vie s’inscrit d’abord dans les détails. Chaque instant vécu oblige à des choix de valeurs qui éduquent aux valeurs.
Chaque enseignant tient immanquablement un discours sur la société, prend des positions personnelles qui intègrent ou excluent, par exemple, concernant les minorités, les catégories sociales, les marginaux… Ce propos, politique au sens large, intervient à des degrés divers selon les matières enseignées, mais aussi dans toutes les conversations à bâtons rompus qui émaillent la vie d’une classe. En outre, l’enseignant parle aussi sans cesse de l’école et de la classe. Quel langage tient-il ? Que dit-il des autres branches ou options ? Les inclut-il, au même titre que sa propre matière, dans la « bonne formation » telle qu’il la voit ou repousse-t-il certains cours comme inintéressants à ses yeux ? Comment réagit-il aux avis donnés par des élèves – ou des collègues – quand ils sont différents du sien ? En les accueillant ou en les rejetant sans nuances ? Et ainsi de suite…
Vous le remarquez : imperceptiblement, nous sommes passés des paroles aux actes et aux attitudes, qui, en éducation, forment plus que les mots. Et dès lors, c’est toute la vie de la classe qui est en jeu. Comment l’enseignant va-t-il interroger, pendant un cours magistral interactif, pour ouvrir ou non à tous l’espace de parole ? Et comment réagit-il face aux réponses correctes, mais surtout incorrectes ? Quelle position prend-il quand des propos pas toujours amènes visent à caricaturer ou à stigmatiser tel ou tel, élève ou collègue ?
Une attention plus particulière peut être accordée à l’évaluation, parce qu’elle risque toujours de confondre échec et exclusion. Sous quel visage d’« évaluateur » l’enseignant se présente-t-il ? Induit-il que l’évaluation est une arme ou une planche de salut ? Est-il celui par qui « le couperet va tomber » et qui montrera du doigt les faibles ? Va-t-il proclamer les résultats de telle interrogation, les rendre publics avec les conséquences possibles en termes d’exclusion ? Va-t-il faire distribuer par les élèves des copies cotées ? Ou considérer que l’évaluation ne doit informer que l’intéressé et rester une question « privée » ? Quelle démarche, qui pourrait les réintégrer, l’enseignant va-t-il faire vis-à-vis de ceux qui ont échoué ? Comment proposera-t-il des remèdes qui ne soient pas ressentis par les élèves concernés comme des mises à l’écart, voire au pilori ?
Mille autres questions pertinentes vous viennent sans doute à l’esprit à propos d’autres situations scolaires. Chacune d’elles éduque au respect de tous ou au rejet de certains.
Pour un système qui cherche à inclure l’enseignant
Une ligne claire me semble ressortir de cette brève réflexion. Il est vrai que le système et l’acteur doivent tous deux se mettre en question, se construire et s’amender pour faire reculer l’exclusion ; mais ils ne peuvent le faire parallèlement, en s’ignorant. La rigidité, qui tente tout système, devient en l’occurrence un empêchement majeur si elle transforme l’enseignement en machine à normaliser, et donc à classer, avec le risque de déclasser. La souplesse, qui effraie souvent les systèmes, offre au contraire du jeu à l’acteur : dans sa marge de liberté, celui-ci forme, informe, évalue, en inventant des moyens appropriés, qui, par le biais d’une relation personnelle respectueuse, maintiennent un contact constructif entre les jeunes et l’école.
[1] Par exemple, La Libre Belgique du mercredi 10 février 2010, p. 4-5, ou Le Soir du même jour, p. 6 : les économistes en question sont Jean Hindriks, professeur d’économie à l’UCL et à la KUL, et Marijn Verschelde, chercheur à l’Université de Gand.
[2] François Dubet (L’école des chances. Qu’est-ce qu’une école juste ? Paris, Éditions du Seuil et La République des Idées, 2004, p. 56) reprend cette expression aux programmes de l’école élémentaire en France.
[3] Sous la direction de Vincent Dupriez et Gaëtane Chapelle, Enseigner, Paris, P.U.F., 2007, p. 14.
[4] Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi, Conditions de l’éducation, Paris, Stock, 2008.
[5] À ce propos, le chapitre « Les irréductibles tensions de l’acte d’enseigner », de Gaëtane Chapelle (Op. cit. à la note 3, p. 29-39) est particulièrement éclairant.
[6] François Dubet, op. cit., p. 50.
[7] Cf. Éric Mangez et Catherine Mangez, « L a pédagogie : une affaire de classes sociales ? », dans Vincent Dupriez et Gaëtane Chapelle, Enseigner, Paris, P.U.F., 2007, p. 58-60.
Publié dans En question (revue du Centre Avec), n° 92 de mars 2010, p. 15-18.