« Pourquoi les siècles précédents ont-ils vu fleurir tant d’orateurs éminents pour leur talent et leur réputation, alors que notre époque, plus que toute autre déserte et privée du prestige de l’éloquence, garde à peine le nom d’ »orateur » ? » La question pourrait être d’aujourd’hui, même si elle est posée à ses contemporains par Tacite, au premier siècle de notre ère[1]. Ou alors l’écarterons-nous comme ces comparaisons avec le bon vieux temps, ritournelles qui ont toujours diagnostiqué une dégénérescence ? Parlons-nous « moins bien » qu’il y a cinquante ans ? Je n’oserais répondre. Parlons-nous autrement ? Bien sûr que oui. Je crois, en tout cas, possible d’épingler quelques tendances du moment, dont certaines ressortissent à la responsabilité de l’individu parlant et d’autres aux conditions pratiques de la communication.
« Si y en a que ça les démange d’augmenter les impôts… » (sic) « On se demande c’est à quoi ça leur a servi ? » (sic) « J’écoute, mais je tiens pas compte ! » (sic) « On commence par les infirmières parce qu’ils sont les plus nombreux. » (sic) Inattentions ou ignorances de cancres ? Pas nécessairement. Il s’agit ici de propos tenus, parmi beaucoup d’autres du même style, par le président de la République française, protecteur de l’Académie française et qui a demandé aux écoles d’adopter la maîtrise de la langue comme priorité absolue. « Il parle comme tout le monde », lénifient ses supporters. Et la fréquentation des médias, tous pays de langue française confondus, confirment ce constat : fautes, imprécisions et approximations sont légion, un peu partout. Pourquoi leur laisser libre cours et ne pas réagir contre ce laxisme, en particulier par l’éducation et la formation ?
À supposer que la correction grammaticale du langage soit assurée, encore l’orateur doit-il s’astreindre, s’il le veut bien, à une autre correction. Celle-ci fait défaut dans une phrase puisée à la même source et qui a tristement fait florès : « Casse-toi, pauvre con ! » (resic) Cette correction manque chaque fois que celui qui prend la parole n’a pas le tact, l’intuition fine de choisir le mot et le ton adaptés à la situation et à l’interlocuteur. Chaque fois aussi que le locuteur n’a pas conscience – ou ignore sans vergogne – qu’un juste usage des niveaux de langue fait partie des convenances et conditionne la communication entre humains.
En la matière, les attitudes et les options individuelles de l’orateur sont essentielles. Mais le contexte joue un rôle qui n’est pas du tout négligeable. Ainsi, la plupart des gens interviewés dans les médias paraissent préoccupés par un train à prendre dans un instant ou tenaillés par un besoin pressant. On dirait qu’ils se donnent le mot pour accélérer le rythme, jusqu’à le rendre impropre à la compréhension. Admettons : les reportages types nécessitent de « serrer le temps » et incitent à caser le maximum de choses en un minimum de temps. Mais cette profusion ne désamorce-t-elle pas la persuasion ? Dans la vie quotidienne aussi, le débit moyen des échanges verbaux est très – trop ? – rapide : faute d’entendre jamais venant des médias un propos patient et justement rythmé, le simple mortel calque là-dessus sa pratique personnelle. L’homme de la rue s’aligne sur l’homme Delarue.
Un autre phénomène, plus récent puisqu’il date des années quatre-vingt, influence aujourd’hui bien des situations de communication. Il s’agit du PowerPoint, quasi incontournable désormais, semble-t-il, pour une majorité de conférenciers ou d’intervenants. Ce programme de présentation visuelle simultanée au discours aurait un effet surprenant : il susciterait l’amour entre l’auditoire et l’orateur, si l’on en croit Antoine de Saint-Exupéry. « Aimer, écrit-il dans Terre des hommes, ce n’est point nous regarder l’un l’autre, mais regarder ensemble dans la mêmedirection. » Quoi qu’il en soit, la perte, totale ou partielle, du face-à-facepersonnel modifie notablement les paramètres de la communication. Comment maintenir un rythme propice à l’assimilation alors que beaucoup de choses sont sous les yeux de l’un et des autres et que les regards ne se rencontrent plus ? Comment l’accueil d’un savoir peut-il conserver, dans ces conditions, une densité interpersonnelle ? Chaque orateur répondra.
Bref, vous le constatez comme moi : qu’ils soient candidats orateurs éminents ou orateurs de circonstance, la tâche de nos contemporains désireux de se former à l’éloquence et de parler pour être entendus ne se trouve facilitée ni pas les « modèles » omniprésents ni par l’influence ambiante. La quantité, et donc l’accumulation, voire l’entassement, la précipitation, et donc l’à-peu-près, voire l’incongruité, marquent tant de discours. Le slogan bien connu est d’application : « Trop de mots tue les mots. » Comment retrouver la valeur du silence au cœur même du discours ? Respiration entre les phrases et entre les mots, le silence cherche à grand-peine sa place, ce silence où l’auditeur lui-même reprend souffle et a son mot à dire. Rêvons un peu avec Paul Valéry : « Chaque atome de silence est la chance d’un fruit mûr. » Silence suppose patience. Et la patience déploie l’espace qui laisse à l’autre le dernier mot.
[1] Tacite, Dialogue des orateurs, I.
Publié dans La Libre Belgique, supplément « Momento », p. 3, le samedi 9 janvier 2010.