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Le facteur n’est plus à son poste

Le citoyen fidèle aux Postes ne sait plus à quel saint se vouer. « On » lui change curieusement le paysage de telle façon et à un tel rythme que le plus novateur des rénovateurs serait lui-même pris de court. Louvain-la-Neuve fulmine ou pleure devant la suppression du seul bureau de la commune. Namur inaugure un bureau pas trop bien situé pour en faire disparaître deux autres. Ce sont quelques-unes parmi les multiples conséquences de la réorganisation du réseau Retail, qui porte bien son nom pour ses coupes claires plutôt que sombres. Serait-il vrai que « nous avons travaillé intensément à la transformation et à l’amélioration de La Poste » et que « nous avons deux objectifs principaux : l’approche client et la viabilité économique du réseau », comme le déclarait M. Johnny Thijs, grand patron de la Poste, en novembre 2006 ?

Si le commun des mortels perçoit aisément ce qu’il faut entendre par la « viabilité économique », il est plus perplexe quant à l’« approche client ». Peut-être justement le terme « client » ici utilisé révèle-t-il le fin mot de l’histoire : la relation entre la Poste et les gens se cantonnera désormais dans le domaine commercial. Mais offrir un produit, même de très bonne qualité, et le vendre, même dans les meilleures conditions, suffisent-ils pour que soit assurée la mission d’un service public ? Rien n’est moins sûr. Ou, à tout le moins, il s’agit d’une vision des choses orientée, à laquelle on peut opposer une autre façon de voir.

Toute activité qui implique des personnes déborde nécessairement de son cadre économique, même si elle ressortit au commerce. Et, dans son développement historique, la Poste – c’est tout à son honneur, voire à sa gloire – a participé d’une manière riche et variée à l’élaboration de ce qu’on appelle volontiers le « tissu social ». Le facteur s’est, au fil des temps, forgé une mission singulière dont la dimension sociale n’échappe à personne et n’est contestée par personne. Il est le visiteur du jour de chacune et chacun. Bien sûr, il est d’abord le porteur de bonnes et de mauvaises nouvelles, mais aussi, pour beaucoup, le seul visiteur du jour, à qui parler, à qui, peut-être, demander un service ou un conseil. A-t-il encore ce droit ? D’être autre qu’un automate distributeur de courrier.

Le trop fameux programme Géoroute, cheval de bataille de la « viabilité économique », donnerait à penser, au contraire, que le temps lui est compté, à la seconde près, et que toute relation humaine entre en conflit structurel avec sa rentabilité. « La Poste ne peut pas se permettre de ralentir ou de suspendre la mise en œuvre de ce programme absolument nécessaire pour faire face à un marché libéralisé[1]. » Le libéralisme surgit avec, comme souvent, sa tentation d’asservir la liberté à sa composante économique. Pourquoi « un marché libéralisé » et non une vie libérée ? Que préférons-nous, petits citoyens que nous sommes ? Les professionnels de la Poste se sont – sans grand succès apparent – battus pour que leur activité garde cette épaisseur humaine qui en fait, pour eux aussi, l’intérêt. Et si l’absentéisme et les protestations contre les conditions de travail ont grandi, est-ce seulement parce que les rythmes imposés par Géoroute étaient facteur de stress ou parce que le travail du facteur y perd ce qu’il a de plus enrichissant non seulement pour le « client », mais pour le facteur lui-même ?

La Belgique n’a pas l’apanage de cette évolution des mentalités. En mars 2007, dans la région de Limoges, le bureau de poste de Royère de Vassivière a eu la visite d’un « organisateur-analyste ». Son mandat ? Il était chargé d’« éviter le temps non rentable, éviter les liens trop forts entre le facteur et son « client » qui pourraient nuire aux relations commerciales encouragées » (sic). Le facteur contrôlé eut l’audace de faire comme à son habitude : rendre service à des habitants qui ne se déplacent que rarement, un peu de tabac et le journal, des médicaments ramenés de la pharmacie… Ce qui amena le désintéressé devant une commission de discipline[2].

Chacun décidera, selon ses critères, s’il faut parler de progrès ou de dérive. Le facteur n’est pas seul à se poser la question de savoir s’il a encore le droit d’agir en tant que personne. Le personnel soignant, devant la masse de travail requis, peut aussi être amené à automatiser les actes techniques sans plus pouvoir intégrer la relation dans sa rentabilité. Bien des secteurs donnent des consignes de travail qui ne répondent quasiment qu’à des exigences commerciales. Alors que s’exprime en face l’appel à plus d’humanité qu’il serait possible de prendre à la lettre.


[1] Propos tenus par M. Piet Van Speybroeck, le porte-parole de l’entreprise, en novembre 2008.

[2] Source : http://www.millebabords.org/article.php3?id_article=5721.

Publié comme « Carte blanche » dans Le Soir, p. 16, le lundi 3 août 2009.

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