Skip to content

Aux parents qui veulent enseigner à brosser

« Brosser. » Terme dont le Larousse fait une spécialité belge : familièrement, « ne pas assister à un cours ». En France, on dirait plutôt « sécher »,  c’est-à-dire « manquer volontairement un cours ». De fait, il s’agit bien d’une absence volontaire, délibérée, sans motif légitime. Ce comportement, aussi vieux sans doute que l’école elle-même, est de nos jours devenu  « très tendance ». Au point, semble-t-il à vue de nez, que nombre de parents, soucieux d’assurer à leurs enfants une formation toute de modernité, et conscients des insuffisances de l’école dans cette initiation au « brossage », prennent les choses en mains. À destination de ceux-là, voici quelques conseils ou, à tout le moins, quelques façons de faire typiques, qui peuvent, si l’on ose dire, faire école.

1. Dès l’école primaire, afin de bien situer, pour l’enfant, l’importance des vacances sur l’échelle des valeurs, ne pas hésiter à anticiper d’un ou de plusieurs jours sur les vacances scolaires et de revenir un ou plusieurs jours après la fin officielle de celles-ci. Le risque de tracasseries administratives est minime, car le hasard – qui sourit aux audacieux – décide généralement que le pauvre enfant sera malade les jours en question, ce qu’un médecin compétent et assermenté n’aura aucune peine à dûment constater. La technique n’est pas réservée à l’école primaire, mais peut s’étendre à toute la scolarité et fonctionner plusieurs fois sur une année, grâce à la multiplication des départs en vacances.

2. Ne pas oublier non plus la grande élasticité de la notion de « raisons familiales », dont quelques-uns sont très fondées et d’autres susceptibles d’interprétation. Imaginons un cas – tout à fait invraisemblable – à titre d’exemple. Un concert du groupe Tokyo Hotel devrait avoir lieu à Forest National. Vos enfants considéreraient comme vitale la participation à ce concert. Comme on redouterait, vu la popularité du groupe, de ne pas avoir son droit d’inscription, il faudrait faire la file. Et pas une heure avant, mais deux ou trois jours. Qu’à cela ne tienne. Imaginons que vous autoriseriez vos enfants à brosser l’école, quitte peut-être à les assister moralement et sécuritairement dans la file pour être de bons parents. Et si la RTBF, toujours intéressée par les files, vous interviewait et vous demandait ce qu’il en est de l’école pour vos enfants, vous pourriez répondre : « Ils sont absents pour raisons familiales. » Pourquoi pas aussi un jour ou deux à Roland-Garros par un bel été ? Chaque famille a ses propres raisons.

3. Être bien informé et savoir que, pour les plus âgés, une ficelle bien spécifique existe : un décret autorise chaque élève à disposer de dix jours, répartis sur ses deux dernières années de secondaire, pour travailler, réfléchir et affiner son orientation future. Voilà qui offre de magnifiques occasions légitimes de s’absenter. Et si l’école ne permet pas tout, face à la myriade de salons d’information sur les études qui poussent comme des champignons, soyez fermes. Imaginons qu’une école quelconque, préoccupée d’assurer une continuité dans son enseignement, refuse à ces grands élèves un vendredi après-midi d’absence parce qu’ils veulent fréquenter juste à ce moment-là un salon d’information ouvert plusieurs jours, et ce jour-là après les cours, et le lendemain samedi. Soyez forts : conseillez à vos enfants de brosser les cours et couvrez-les, au nom d’un décret qui leur en assurerait le droit.

Bien sûr, ce ne sont là que quelques exemples empiriques, mais qui peuvent stimuler la recherche d’autres moyens originaux. Ils aideront tous ceux qui ont acquis la ferme et intime conviction que le droit de brosser fait partie intégrante d’une éducation moderne. Ceux-là militeront, en conscience, pour que le « brossage » s’inscrive dans les habitudes, malgré ses effets secondaires, à supposer qu’ils en soient informés. Il n’est donc pas inutile de tenter d’en préciser la nature.

Mutatis mutandis, l’école est au jeune ce que la vie professionnelle est à l’adulte. Dès lors, une question surgit : est-il souhaitable de faire naître et d’encourager l’attitude qui accorde la préférence à la convenance personnelle par rapport à un devoir auquel invite la collectivité ? Et, en plus général, est-il positif de prendre le pli de manquer à un engagement, quel qu’il soit, pour des raisons peu fondées ou infondées ? Effet secondaire inévitable.

Le second effet est la détérioration de l’image de l’école dans l’esprit de l’enfant. Si une journée de cours « ne vaut pas plus que ça », si l’école même ne mérite pas plus de considération que ça, si on peut prendre l’une et l’autre par-dessus la jambe, que devient le lieu de formation ? Comment encore y croire ? Et comment se former, comment « être acteur de sa propre formation », si on n’y croit pas plus que cela ? Comment apprendre sans vrai respect de l’instance qui enseigne ? Mais aussi, comment s’y retrouver si un éducateur – parent – affirme par son comportement le contraire de ce que tente de faire passer un autre éducateur ? Comment se former dans cette incohérence ?

Le troisième effet jouera, lui aussi, sur la qualité, voire sur la réussite des études à venir. Le « brossage » autorisé dans l’enseignement obligatoire prépare le « brossage » que l’étudiant, après le secondaire, s’autorisera sur la même lancée. Et là aussi, il dévaluera à ses propres yeux les possibilités de se former au mieux, sa détermination se relativisera,  peut-être au point qu’il ne pourra plus investir assez d’énergie pour réussir.

À chacun d’apprécier et de choisir les ingrédients de l’éducation « moderne » qu’en conscience il veut la meilleure pour son enfant. Mais dans cette tâche, forcément commune, qu’est l’éducation, ce qui porte, pèse, agit en profondeur et construit une personnalité cohérente, plutôt que discordance et opposition entre éducateurs, ce sont convergence et collaboration.

Publié, sous le titre « Des parents qui poussent à brosser », dans La Libre Belgique, p. 25, le mercredi 26 mars 2008.

Published inEnseignementEthiquePhilosophie pratiqueSociété