À cause de ses emplois courants, le terme « discrimination » a pris une tournure bien antipathique : qui oserait trouver acceptable, en effet, « le fait de séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal » ? Et si la discrimination constitue le contraire de l’égalité, du traitement égalitaire, elle ne peut qu’attirer les tirs de barrages de tous, qu’ils soient idéologues égalitaristes de haut vol ou simples citoyens attachés au respect des droits de l’homme. Néanmoins, pour peu que l’on refuse de s’arrêter à cette aversion aujourd’hui spontanée et que l’on cherche un peu plus avant, les dimensions positives de ce terme tant décrié reviennent au galop, comme si elles lui étaient naturelles.
Car, dans des emplois plus spécifiques – en psychologie ou en contextes littéraires – , quand on parle de « discrimination », on évoque tout bonnement l’« action de distinguer les choses les unes des autres avec précision, selon des critères définis ». Le mot latin discrimen signifie d’abord et surtout « ce qui sépare, intervalle, espace, ligne de démarcation, distance ». Si l’on remonte au grec, on y découvre que le verbe krinô signifie « je trie » et donc aussi « je sépare (le vrai du faux) » et donc aussi « je juge ». Déjà dans cette évolution sémantique se constate le passage du tri objectif au jugement. Et c’est le même -cri- que nous retrouvons dans les mots « critique » et « critère ». L’étymologie nous renvoie à une « discrimination » vue positivement, faculté de discernement indispensable à l’humain.
La naissance nous offre dès lors à chacun la première chance de discrimination, puisqu’elle va nous mettre à distance de notre mère, avec laquelle nous vivions, jusque-là, dans la plus grande confusion. Et, à partir de cet instant, l’enfant que nous avons été a traversé toutes sortes de circonstances qui lui ont permis de se « discriminer » du monde qui l’entoure, objets et personnes, pour prendre conscience de son existence comme être physique distinct, puis comme personne. Et remarquez que nombre d’activités proposées au bébé à peine né se fondent sur la discrimination : on se réjouira de son progrès quand il ne confondra plus la girafe et l’éléphant, ni le rouge avec le jaune. Mais remarquez aussi que rapidement – et poussé par quelles influences ? – il pourrait percevoir la girafe comme élancée et élégante, tandis que l’éléphant serait gros, lourd et bête. Nécessairement ? Non, sans doute, mais tout se passe comme si la perception d’une différence entraînait, d’une manière quasi immanquable, un classement avec jugement de valeur.
La reconnaissance de n’importe quel objet, puis le B.A.-Ba de toute démarche intellectuelle sont-ils autre chose que le tri, fondé sur les similitudes et les différences, entre lettres, entre nombres, entre couleurs… ? L’œil exercé ou l’esprit affûté ne sont-ils pas ceux qui se montrent capables de discerner les plus subtiles nuances ? Et qu’est-ce qu’une nuance, sinon une légère différence, perceptible grâce à une faculté de discrimination bien formée et assurée ?
La reconnaissance de chaque individu passe inexorablement par la discrimination, c’est-à-dire, en l’occurrence, par le constat de sa spécificité, constat réalisé par l’intéressé lui-même ou par son entourage. C’est à coups d’incessantes comparaisons que chacun trace pour soi-même les contours de son propre portrait, qu’il se dessine une image de soi ; et quand, aux yeux des autres, il se « distingue », c’est que des témoins lui reconnaissent, par comparaison, selon tel ou tel critère, une particularité significative.
À moins que nous n’allions jusqu’à dire, à la suite de Vercors, que la prise de distance indispensable pour « discriminer » nous différencie de l’animal : si nous sommes des « animaux dénaturés », c’est parce que nous sommes capables de ne pas fusionner avec la nature, mais d’en discriminer les éléments, de les trier, de les classer et de les utiliser. Ce qui débouche sur l’affirmation qui, au premier degré, en choquerait plus d’un : mieux je discrimine, plus je progresse en humanité.
Cet éloge de la discrimination en tant que capacité de discernement ne s’étend pas, bien sûr, à la discrimination comprise comme ségrégation dévalorisante. Quand la discrimination s’accompagne de mépris pour la personne ou le groupe perçus comme différents, l’humanité régresse. Reste la question cruciale : comment traiter les différences ? Question tout autre, qui mériterait une réflexion à part entière, que nous n’entreprendrons pas ici. Elle nous invite a priori à ne pas confondre égalité et uniformité. Si je suis un être unique dans ma différence, ne devrais-je pas souhaiter être traité de la façon la plus personnalisée possible, plutôt que de revendiquer d’être considéré « comme tout le monde » ? Même dans la réaction face à la différence, ne serait-il pas plus humain de discriminer, au sens de « différencier », sans hiérarchiser, que d’uniformiser ?
Publié dans La Libre Belgique, p. 33, le vendredi 9 novembre 2007.