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Elevons le débat : serions-nous gouvernés par des nombrilistes ?

Laissons-nous entraîner, si vous voulez bien, dans une contemplation rêveuse des mé­thodes politiques pratiquées aujourd’hui par ceux dont nous avons fait les dépositaires du bien commun. Un exemple pris au hasard peut servir de point de départ.

Le numéro télévisé dans « Mise au point », le 11 février sur la RTBF, d’une politicienne bien connue du public avait peut-être attiré l’attention de certains auditeurs : cette dame parle en « je », et même en de multiples « je ». Elle est omniprésente en tout ce qu’elle dit. Elle en a d’ailleurs tout à fait le droit. Restons-en à la simple constatation.

Une lettre de la même personne, adressée aux Directrices et Directeurs de l’enseigne­ment secondaire et datée du 9 février, mérite d’être examinée de ce point de vue, partiel mais éclairant : n’importe quel lecteur neutre peut y relever, sur quatre pages et demie de texte, cinquante et un (51) pronoms ou adjectifs de la première personne du singulier, pour douze (12) de la première personne du pluriel et sept (7) de la deuxième personne du pluriel (d’après un comptage rapide et non informatisé). Les modèles d’analyse stylisti­que seront d’accord : les pronoms dont il s’agit permettent de doser avec assez d’exactitude l’importance que le rédacteur d’un texte accorde à chacune des parties en présence, à cha­cun des interlocuteurs. C’est une seconde constatation, qui vient se placer à côté de la première. De l’une comme de l’autre, nous nous gardons bien, quant à nous, de tirer aucun enseignement.

Mais hasardons quelques considérations générales, dont le lecteur usera en toute liberté et lucidité.

Plaçons-nous sur le terrain psychologique, d’abord. L’affirmation répétée de soi n’est pas en corrélation nécessaire avec le génie. Elle ne l’est pas davantage – même si cela pa­raît plus étonnant – avec la confiance en soi. Au contraire, semble-t-il : une personnalité réellement forte reste plutôt discrète, certaine de tenir toute sa place et rien que sa place dans les situations où elle agit. Cette confiance en soi, qui n’éprouve pas le besoin de toni­truer pour exister, présente en outre l’avantage d’être, dans la plupart des cas, communica­tive : elle inspire confiance, elle donne aux interlocuteurs une confiance en eux qui les dy­namise. L’enseignant, le premier, n’ignore pas que l’accès des jeunes à l’autonomie se fonde sur des relations marquées par cet équilibre de la confiance.

Mais une ébauche de réflexion est aussi possible en termes politiques. Par « politique », entendons « organisation de la cité – ou de l’État – pour l’homme et en fonction de l’homme », et non en fonction d’aucun autre critère, fût-il économique et budgétaire. (Le lecteur voudra sans doute excuser le caractère anachronique, voire déplacé, de pareilles remarques). Le démocrate, dirons-nous, ne commande jamais en son propre nom ; il a le souci permanent de « représenter », c’est-à-dire de permettre au pouvoir de chacun de ceux qu’il représente de prendre corps et vie dans la réalité. On pourrait aller jusqu’à dire : le démocrate ne « commande » jamais. Sa qualité d’écoute, sa capacité de synthétiser les fruits de ses concertations, son talent de faire émerger l’évidence du bien commun le font, en quelque sorte, disparaître en tant qu’autorité. Il rend justice et confiance au « peuple », qui découvre, dans les propos du vrai démocrate, les idées du peuple même. Améliorées au creuset du dialogue, mais respectées et transformées en matériau politique d’excellente qualité humaine.

Du constat à l’interprétation, il y a un pas à franchir, qui demande du discernement. Cette brève réflexion, qui s’espère d’inspiration démocratique, laisse au lecteur l’entière initiative de l’interprétation, mais l’encourage vivement à s’y aventurer.

Publié sous l titre « Enseignement, gouvernement et nombrilisme » dans Le Soir, le vendredi 16 février 1996.

Publié dansDémocratieEnseignementEthiquePolitique