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Citoyen entre devoir et droit

Une réflexion sur la citoyenneté a beaucoup à gagner si elle met en regard, dans leur spécificité, les conceptions grecque et romaine en la matière. C’est ce que je tenterai ici, bien conscient toutefois des limites que le genre impose à pareille démarche. Car, à vouloir faire ressortir des lignes de force, on perd forcément une richesse certaine de nuances ; et à présupposer qu’un processus unificateur est possible, dans ce cas précis, on s’expose à une contradiction plus fondamentale. Car si la citoyenneté est liée à la qualité humaine de chaque individu, aujourd’hui comme hier, elle doit comporter autant de variantes que de constantes, ou davantage. Auquel cas il serait plus adéquat de disperser la notion que de l’unifier. Courons le risque. Au tableau simplificateur – et peut-être simpliste – le regard de chacun, créatif et aventureux, ajoutera les détails inspirés qui le coloreront et l’enrichiront.

Citoyen dans la proximité, citoyen du devoir

C’est un lieu commun de rappeler que, dans l’Antiquité, la Grèce n’existe pas tant comme État que comme ensemble de cités-États. Car le véritable État, c’est la cité. Cela n’empêche pas les Grecs de ressentir leur appartenance à une collectivité plus vaste, celle qui les différencie des « barbares ». Mais l’exercice de la citoyenneté s’ancre dans la cité et le terme qui désigne celle-ci (pÒlij) fonde étymologiquement toute « politique ». Le Grec est d’abord citoyen dans sa propre maison avant de l’être dans la cité, parce que, ici puis là, il structure sa vie et celle de son entourage à l’échelle de valeurs partagées[1].

La diversité des cités grecques entraîne bien sûr l’apparition de variantes nombreuses dans les façons concrètes de vivre la citoyenneté, mais partout le mouvement qui pousse l’homme à prendre en charge l’organisation du cadre de vie semble naturel. L’exemple le mieux connu, parce que le mieux documenté, est celui d’Athènes, qui a cherché au fil de siècles entiers à reconnaître d’une manière de plus en plus subtile le citoyen comme dépositaire in fine de l’autorité publique. Le citoyen vote, désigne des magistrats, décide ; en tout cela, sa lucidité se fonde sur la proximité. La cité n’est rien d’autre que la famille élargie. On se connaît pour se choisir, pour s’écouter, pour se suivre ou s’opposer. La parole argumentée a le droit de cité, parce que les assemblées – ouvertes pourtant à tous les citoyens – gardent une taille qui rend le débat possible. L’information circule aussi sur l’agora et permet une appréciation personnelle des questions posées à la cité et qui seront tranchées en séance publique.

Cette description appelle une réserve malgré tout importante : tout être vivant sur le territoire de la cité ne participe pas à la construction politique de la cité dans les formes indiquées ci-dessus. Les esclaves et les étrangers restent, de ce point de vue, en marge, de même que les femmes, exclues de toute activité politique. On aurait rêvé que la logique eût inscrit jusque dans la pratique les conséquences du postulat que « tout homme est, par nature, politique ». Il faut donc se contenter de dire que, si l’on est citoyen, on l’est dans cette proximité que nous avons soulignée.

Quelles sont les implications concrètes d’une citoyenneté « de proximité » ? Entre bien d’autres, nous en relèverons deux. La première concerne l’activité politique. Parce que la frontière entre l’engagement quotidien dans la vie de la cité et l’engagement politique proprement dit ne se marque pas nettement, la fonction politique se situe a priori dans la sphère du bénévolat. Il faudra attendre le temps de Périclès pour voir s’instaurer une rétribution des charges publiques et apparaître les profiteurs du système qu’Aristophane brocarde dans ses comédies, comme L’Assemblée des femmes. Cela signifie que, pendant des siècles, le travail pour le bien commun est resté gratuit. Pourquoi d’ailleurs ne pas dire aussi « gratifiant » ? Celui qui paye de sa personne pour le bien commun est rétribué par la satisfaction qu’il en tire. Ne trouve-t-il pas là une occasion d’accomplir son humanité ? Le passage à un autre mode de fonctionnement a été ressenti par beaucoup comme une perte et une régression.

La deuxième conséquence de l’imbrication du citoyen dans les débats de la cité, c’est qu’il se forge sur tous les points principaux une opinion personnelle assez éclairée. Il est dès lors en mesure de prendre position personnellement. Quand le simple citoyen argumente à l’assemblée, ou le conseiller ou le magistrat, il parle en son nom. Les assemblées, si elles fonctionnaient idéalement, constitueraient un référendum permanent sur les grandes questions de la cité. Le parti politique, au sens contemporain de l’expression, n’a pas lieu d’exister : les tendances et les alliances se dessinent et s’effacent pour se redessiner autrement au gré des centres d’intérêt. Aucun écran donc entre le citoyen et la réalité des choses de la cité.

Les conditions d’exercice de cette citoyenneté-là induisent une mentalité bien déterminée : l’état de citoyen confère à l’homme un devoir, celui de contribuer à la construction politique et sociale de son milieu de vie, avant de lui octroyer des droits. Voilà justement ce que nous allons voir évoluer si nous nous transportons dans le contexte romain.

Du devoir de citoyen au droit de cité

Entre le citoyen romain du Ve siècle avant Jésus-Christ et celui de l’époque impériale, l’écart dans le temps et dans les faits sera considérable et tout à fait révélateur.

Au départ, la République romaine offre au citoyen un statut politique assez semblable – si on l’envisage sommairement – à celui dont nous avons parlé jusqu’ici : le citoyen entre en contact personnel avec l’appareil de gouvernement (législateurs, magistrats, tribunaux) sans la médiation d’aucune administration ni bureaucratie. Et la République portera bien son nom de « chose publique », tant qu’elle se limitera à une étendue restreinte, tant qu’elle renoncera à une politique impérialiste et qu’elle disposera d’un personnel politique cohérent[2]. La conquête et l’exploitation des provinces par l’État central constituent un pivot non seulement dans l’histoire de Rome, mais dans l’évolution de la mentalité chez le citoyen.

L’initiative athénienne de subdiviser la cité en petites unités territoriales, les dèmes, se retrouve à Rome dans la répartition en tribus. Innovation radicale qui vise à intégrer le commun des mortels dans les rouages politiques. Cet élément de participation populaire est commun à Athènes et à Rome. Mais l’expansionnisme romain va avoir une incidence importante sur la constitution et le fonctionnement de l’élite politique, sur la sélection et les comportements des dirigeants[3]. Très tôt, la République romaine absorba des communautés voisines, pour en faire des « citoyens romains », même si, par la suite, des distinctions parfois byzantines s’introduisirent dans les droits reconnus aux « absorbés ».

 Repérons donc, à la base, une question de proportions. C’est l’élargissement géographique qui transforme les conditions dans lesquelles exercer « le métier » de citoyen ; c’est lui qui, dès lors, entraîne le changement de mentalité constaté. « L’ambition conduisit  beaucoup d’hommes à devenir faux, à avoir une chose dans le secret du cœur, une autre sur le bout de la langue, à évaluer amitiés et inimitiés non au critère de la réalité, mais à celui de l’intérêt, à avoir un visage honnête plutôt qu’un fond honnête[4]. » Telle est la condamnation de Salluste, bien loin pourtant d’être lui-même un ange…

Mais y a-t-il un rapport à établir entre l’expansion du territoire romain – qui augmente le nombre des citoyens – et la montée de l’intérêt personnel dans l’échelle des valeurs ? On ne peut que risquer une hypothèse. Pour maintenir le primat de l’intérêt commun sur l’intérêt égoïste, l’homme n’aurait-il pas absolument besoin de « toucher » la réalité commune à laquelle il prend part, de plonger les mains dans la pâte, de voir quel poids fait peser sur le bien commun les décisions de convenance personnelle ? Or, parallèlement, voici que s’érige l’État, sorte de « personne juridique abstraite, indépendante des éléments matériels ou de personnes, et capable d’une extension et d’une durée indéfinie »[5]. Cette « personne » de l’État fait écran entre le citoyen actif, qui devrait intervenir pour remédier à une difficulté, et le citoyen passif, qui, en difficulté, devrait bénéficier de l’intervention. Il est plus aisé de se déculpabiliser, si c’est nécessaire, face à cet État-là, abstrait et jugé tentaculaire, que face à celui ou celle que le refus d’être solidaire plonge dans le marasme.

C’est alors précisément que la balance ne reste plus en équilibre entre devoir et droit. La ciuitas Romana, droit de cité, est ressentie comme une garantie, une protection juridique contre les abus éventuels, comme une « discrimination positive », bref comme un avantage personnel. Ce droit qu’on peut accorder ou refuser devient ipso facto un instrument politique, moyen infaillible pour l’homme politique désireux d’étendre sa clientèle. Et deviennent possible, parce que disposant d’une monnaie, les coteries politiques, les ascensions d’ambitieux sans compétence, les compromissions en tous genres.

Pour que le devoir de citoyen garde droit de cité

Nous sommes partis du meilleur, l’appel adressé à chacun de réaliser, dans sa composante politique, sa vocation d’homme. Nous en venons au pire, l’appareil organisé qui, ayant dérivé de ses objectifs premiers, écarte chacun de la réponse concrète qu’il pourrait donner à cet appel. Car non seulement le simple mortel, citoyen, est marginalisé dans l’œuvre de construction de son monde politique et social, mais ceux qu’on appelle « les acteurs politiques », dans un tel fonctionnement, ne réalisent pas davantage, sans doute, leur vocation à l’humanité.

Cette trajectoire n’invite pas au pessimisme, mais au discernement. Elle met en lumière les valeurs à sauvegarder, ou à restaurer, pour que puisse s’exercer la citoyenneté. Elle souligne que, entre le cadre offert à l’action politique quotidienne du simple citoyen et la qualité même du citoyen, se noue et se joue une interaction intime ; seule la dimension de la scène permettra à l’acteur de donner sa pleine mesure. S’il en est ainsi, l’éducation civique va de soi. Elle n’est autre que l’éducation tout court, à condition que cette dernière ouvre l’être à sa dimension communautaire et lui dise : « Te construire, toi, c’est aménager toi-même l’espace où tout autre que toi se construira aussi. »


[1]Aristote, Politique, I, 2, 12. [2] Jacques Ellul, Histoire des Institutions. 1-2/L’Antiquité, 3e éd., Paris, P.U.F., 1979, p. 381. [3] Moses. I. Finley, L’invention de la politique, « Nouvelle bibliothèque scientifique », Paris, Flammarion, 1985, p. 101. [4] Salluste, De coniuratione Catilinae, X.

[5] Jacques Ellul, Ibid.

Ecrit le 19 février 2000. Publié dans la revue des Anciens du Collège Saint-Michel à Bruxelles.

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