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L’inculture du résultat

Depuis quelque temps – et la dernière campagne présidentielle en France en a fourni un exemple criant –, le résultat est devenu un véritable objet de culte. À tout le moins, on nous assure que nous sommes désormais entrés dans la « culture du résultat ». Et la surprise du Nouvel An, pour les ministres du gouvernement français, n’a pas été peu de choses : une évaluation régulière en termes de résultats sera pratiquée et donnera lieu à un classement, voire à des mises en congé. Les tendances poujadistes actuelles et la mauvaise presse des politiciens de tous bords feront peut-être accueillir cette innovation par des salves d’applaudissements. Or, il me semble plutôt qu’il faut plaindre ces ministres, comme n’importe quels humains, d’être embrigadés dans cette fameuse « culture du résultat ». Qu’il s’agisse du monde politique, de l’entreprise ou du secteur de la formation, la même question vaut d’être posée : quelle efficacité vise-t-on lorqu’on prétend limiter l’évaluation au critère des résultats ?

La « culture du résultat » entre en contradiction – plus que probablement inconsciente – avec l’étymologie. Ce mot français est produit par la forme verbale latine resultat, qui signifie « il saute en arrière ». Quand un individu a accompli une action, il « saute en arrière » pour arriver à situer son efficacité. Cela fait, il est en mesure de rebondir en avant pour une nouvelle action enrichie de l’expérience précédente. Le résultat, au sens étymologique, n’intervient dans la réalisation d’une action qu’a posteriori. Or, les adorateurs actuels du résultat le transforment en a priori. Le regard en arrière est forcé vers l’avant, la rétrospective se métamorphose en prospective. Première inquiétude.

Une deuxième inquiétude, face au résultat, naît de son caractère réducteur. Par désir d’objectivité, le résultat doit se fonder sur des indicateurs précis, vérifiables, indiscutables. Or la vie réelle n’est-elle pas avant tout complexe, irréductible à tout découpage de ce type ? Les indicateurs de réussite seront donc forcément partiels, et même partiaux, car tributaires d’une vision orientée du bien et de la perfection. Ils versent quasi à coup sûr dans le simplisme qui accorde le primat de l’objectivité à ce qui est chiffrable, au détriment de ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire d’une appréciation qualitative non chiffrée.

Quelle sera dès lors la façon d’agir d’un ministre de l’immigration, par exemple, s’il se voit fixer comme objectif d’atteindre tel ou tel quota d’étrangers reconduits hors du territoire en une année ? Ou d’un ministre de l’intérieur qui doit organiser sa police en fonction des statistiques attendues comme signes d’efficacité ? Quelle marge de simple liberté humaine et de bon sens commun gardent-ils pour s’adapter à la particularité des situations et répondre par là à la confiance des électeurs ?

Quel respect ressent, dans une entreprise, l’être humain qui se voit confondu avec son quota de production ? Le chiffre devient l’obsession de tous. Faut-il chercher ailleurs une explication au nombre grandissant des suicides sur les lieux de travail ou liés à un stress professionnel insurmontable ?

Les milieux de l’enseignement et de la formation n’ont pas échappé à la tendance. Le culte du résultat s’est largement répandu et, avec lui, le cortège des critères, indicateurs, évaluations externes et audits en tous genres. Quelle place reste-t-il désormais dans une formation pour un « humanisme » difficile à mettre en équation, à intégrer dans pareil système ? Le problème n’est pas nouveau, puisqu’en 1892 déjà on craignait de « bachoter » –  « préparer hâtivement le baccalauréat, et en général un examen en vue du seul succès pratique »*. Mais le voici remis au goût du jour et internationalisé : n’est-il pas suggéré, ou demandé, ou imposé aux écoles, toutes cultures confondues, de préparer les jeunes à produire de bons « résultats » aux enquêtes PISA ?

Si l’évaluation comme « regard en arrière » reste un moyen essentiel dans un apprentissage, elle est délétère comme fin. Elle risque de justifier tous les moyens pour correspondre aux critères et indicateurs de réussite repérés dans les épreuves et les questionnaires. Former n’est pas préparer efficacement aux procédures d’évaluation. C’est partager un savoir sur la vie et une manière de vivre dont bien des aspects échappent à toute évaluation chiffrée. Si cet échange de savoirs porte des fruits, c’est qu’il aura bien sûr, ici ou là, évalué, c’est-à-dire non pas regardé vers l’avant pour cadenasser le présent, mais regardé en arrière pour mieux aller de l’avant.

Le risque de dérive est donc important partout où s’affiche le fétichisme du résultat. Les yeux braqués sur lui, chaque individu réduit son champ de vision, alors que la culture consiste précisément à l’élargir. Homme politique, travailleur, formateur, s’ils ne visent plus que la rentabilité du résultat, renonceront le plus souvent à respecter l’humain en ce qu’il a d’imprévisible et de créatif. Tous ceux-là risqueraient bien, au nom de la culture du résultat, de faire œuvre d’inculture.


* Définition du « Petit Robert ».

Publié comme « Carte blanche » dans Le Soir, le jeudi 14 février 2008.

Publié dansEnseignementPhilosophie pratiqueSociété