Ce titre est-il trop paradoxal pour être acceptable ? Espérons que non. Car le paradoxe est un début d’anarchie : il se place en marge de l’opinion commune, c’est-à-dire de l’opinion prescrite sinon par une autorité identifiable, au moins par une norme générale difficile à contester. Si ce titre s’avère plein de risques, c’est en raison de l’ambiguïté du terme « anarchie », ou plutôt de l’orientation péjorative que lui ont donnée certaines circonstances historiques de sa manifestation comme idéologie politique. Dès son emploi dans l’Antiquité grecque, le mot désignant « l’absence de chef, l’absence de pouvoir » a glissé vers l’idée d’un manque d’ordre, qui peut aller d’une simple effervescence foisonnante jusqu’à une explosion de violences dévastatrices. C’est au sens premier qu’il faut revenir, si vous voulez bien, pour comprendre mon propos.
L’anarchie, vue positivement, ouvre l’espace à la liberté de tous en empêchant quiconque d’accaparer le pouvoir. Elle présuppose que l’harmonie sociale naît de la responsabilité individuelle bien exercée, plutôt que de la contrainte organisée. Dès lors, nous y sommes : cette anarchie-là apparaît bien comme indissociable de l’éducation, qui échoue si elle ne permet pas l’éclosion d’une responsabilité individuelle. Il n’est pas question ici de laisser tout faire, mais, au cœur de toute entreprise d’éducation, une parcelle de « laisser faire » s’avère indispensable. La « contrainte absolue » crée des automatismes, des réflexes conditionnés, dans lesquels l’humanité ne trouve pas place. Qu’il se situe à n’importe quel âge de la vie, chaque acte d’éducation, même s’il a besoin d’une contrainte comme auxiliaire, appelle l’individu à réaliser librement une tâche donnée. La marge de liberté varie à l’infini. Selon l’âge, les circonstances, la nature de l’apprentissage, la personnalité de l’éducateur, celle de l’éduqué, le créneau de liberté sera plus ou moins large. Mais il existera. Faute de quoi, l’éducation cède le pas au dressage.
Notre enseignement – tâche d’éducation s’il en est – en Communauté française ne serait pas traité comme il l’est depuis trop longtemps par ses instances dirigeantes politiques, si les décideurs, à tous les niveaux, avaient conscience du caractère irremplaçable, voire vital, de l’anarchie. Pour endiguer ce qu’ils voient comme un désordre, ces pilotes myopes imaginent et multiplient les contraintes et les tracasseries en tous genres. Ah ! voyez-vous, chers citoyens, on va vous le normaliser, votre enseignement !
Rêvez un peu avec ces visionnaires. Nous voici un lundi matin. En première heure de cours. Tous les élèves de quatorze ans, dans toutes les écoles, tous réseaux confondus, reçoivent le même cours de français. À 9 h 10, ils commencent tous à lire le même texte dans le même livre. Utopie, bien sûr. Mais aussi simple caricature, qui force le trait sans le dénaturer. Inspiré par ce mythe, à tous crins, on décrète, on redécrète, on inspecte, on organise des évaluations externes, on rabote l’autonomie « anarchique » des écoles, des pouvoirs organisateurs et des simples mortels. Impossible de dénombrer les tentatives musclées de centralisation, entre réseaux, à l’intérieur de chaque réseau, ou encore, pour suivre la mode ou pour éviter les ennuis, au sein de chaque école.
Cette rage centralisatrice s’arrêtera-t-elle avant d’avoir transformé l’enseignement en dressage ? Dressage des maîtres pour un dressage des jeunes. Et convaincra-t-on avec bonheur les jeunes maîtres – et les autres – que professionnalisme est synonyme de caporalisme ? La perspective de fonctionner le petit doigt sur la couture du pantalon va-t-elle enthousiasmer les candidats enseignants, trop peu nombreux, et garder les anciens dans les écoles ? Va-t-elle compenser ou aggraver la pénurie ?
Et si on essayait l’anarchie ? Au sens positif. Faire confiance à la responsabilité individuelle de l’éducateur pour qu’il fasse lui-même confiance à la responsabilité individuelle de l’éduqué. Engoncé dans un corset d’impératifs catégoriques et unificateurs, comment un enseignant normalement constitué pourrait-il à chaque instant de chaque cours éveiller l’élève à la liberté, lui transmettre non pas un savoir figé, mais un savoir personnellement assimilé et porteur d’humanité ? Et s’il faisait, lui, un autre rêve : celui que sa marge de liberté l’incite chaque jour à en ménager une pour l’élève et à lui en faire comprendre l’importance. Il lui manifesterait que c’est là, et nulle part ailleurs, que sa liberté va s’exercer et qu’il va découvrir sa personnalité, son humanité.
Entre le rêve des chefs et le rêve des sans-pouvoir est-il encore possible de choisir ? La question est posée. Le choix, c’est aussi le début de l’anarchie.