Depuis plus de deux mois et la fin des carnavals, c’est un peu la cavalcade des masques. Jusqu’ici le masque restait cantonné dans des activités particulières, festives ou médicales. Une pandémie l’a catapulté sur le devant de la scène. Puisqu’il est devenu un ingrédient privilégié du quotidien – dans tous les sens du terme –, tentons de l’interroger pour qu’il tombe le masque et montre son vrai visage.
Prenons le temps de remonter le temps. En grec ancien, le mot qui signifie « face, figure » – prosôpon – a aussi désigné le masque porté par les acteurs de théâtre ; il permettait à un seul acteur d’interpréter plusieurs rôles. Il glisse donc vers le sens de « personnage », puis de « personne ». Étonnant que le même terme s’applique au masque et à la personne, alors que notre intuition première pourrait être que le masque dissimule la personne.
À Rome, persona désigne le masque de théâtre, puis le rôle ou le personnage. Il signifie ensuite « caractère, personnalité », et au-delà « personne, individu ». De nouveau, à partir du masque l’évolution sémantique aboutit à la personne.
D’où surgit la question : le masque camoufle-t-il ou révèle-t-il la personne qui le porte ? Au carnaval ou au bal masqué, le choix du masque, s’il est libre, nous dit quelque chose du porteur. Car ce n’est pas sans raison qu’on préfère incarner tel personnage plutôt qu’un autre.
Mais les masques évoqués jusqu’à présent possèdent un visage, qui se substitue à un autre. Ceux-là, à cause de la suppression de plusieurs carnavals, ne sont pas guettés par la pénurie. Ce sont les autres, les masques sans visage, destinés uniquement à couvrir la face, dont la pénurie a submergé l’actualité.
Notons qu’une première vague de cagoules en tous genres a accompagné et souvent discrédité l’élan des Gilets jaunes. La dissimulation des traits rendait évidentes les intentions du porteur. Il a fallu interdire de se trouver la face camouflée dans l’espace public.
La seconde vague est tout autre, bien sûr, et nous concerne tous. Allez-vous porter un masque ? Un peu ? Beaucoup ? Passionnément ? Tout et son contraire ont été dits quant à la protection assurée par cette « cuirasse » faite de matériaux divers. Faut-il soupçonner les soupçonneux d’avoir voulu contrer la pénurie en dénigrant le masque ? Toujours est-il qu’in fine un consensus poussif s’est dessiné en sa faveur, jusqu’à le rendre obligatoire dans certains cas.
Vous êtes sur le point de sortir de chez vous. Serez-vous dévisagé ou dé-visagé ? Qu’allez-vous, par ce choix, dire de vous à autrui ? Votre personnalité, vos sentiments, vos désirs s’y raconteront-ils ? À mots couverts et ambigus…
Postulons d’abord que vous ne portez pas de masque. Inconscient ? Rebelle ? Distrait ? Je-m’en-foutiste ? Anticonformiste ? Fanfaron ? Qui vous croise sera peut-être – ou peut-être pas – éclairé par l’expression de votre visage.
Supposons maintenant que vous portiez un masque. Altruiste ? Oui. Si vous voulez protéger les autres. Égocentrique ? Oui. Si vous ne pensez qu’à votre sauvegarde personnelle. Bon citoyen ? Sans doute. Puisque vous suivez les directives officielles. Qui vous rencontre aura du mal à trancher. Mais il apprendra, à tout le moins, qu’à vos yeux il se passe quelque chose d’inhabituel et que vous en tirez la leçon. Un message déjà plus substantiel que celui du démasqué.
Mais voici que le masque, s’il est en tissu plutôt que standardisé, vous offre des possibilités supplémentaires de vous faire connaître. La couleur, le motif, voire la forme de l’étoffe, si vous les avez choisis, laisseront transparaître vos goûts et vos penchants esthétiques. La situation, particulière, a excité l’inventivité de beaucoup. Pourquoi ne pas démasquer votre inclination pour un club sportif, une entreprise, une enseigne, un pays, ou autre chose ? Même la crise n’aura donc pas réussi à bâillonner le masque. Il continuera à parler de nous. Parviendra-t-il à dévoiler de nous autant – ou plus – que ce qu’il cache ?