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Une époque de ventriloques et de soliloques

Notre époque est plus loquace que les précédentes. Des mots, encore des mots, toujours des mots. À n’en plus finir. Le web a initié la multiplication exponentielle des mots. L’intelligence artificielle a pris le relais et n’en finit plus de brasser une pléthore de mots, ressassés à l’infini. Insatiable, le serpent se mange la queue. Autre relais : ventriloques et soliloqueurs se donnant le mot pour régir la circulation des mots.

Trop de ventriloques

C’est comme si bien des mots tombaient de la bouche – ou de la plume – de marionnettes, dont les montreurs ventriloques resteraient inaccessibles.La marionnette paraît seule autrice des paroles, déconnectées d’un locuteur à densité humaine. Pour la plupart de ces « disparus » du langage, le choix de l’anonymat confirme qu’ils se jugent étrangers aux propos qu’ils tiennent. S’ils refusent d’être les auteurs déclarés, c’est peut-être qu’intuitivement ils perçoivent les paroles dites comme indignes de leur identité profonde. Ils ne désespèrent pas de la faire coïncider un jour avec leurs propos. Mais plus tard. Pour le moment, ils confient leur rôle à la marionnette.

Sans doute sommes-nous plus attentifs à ce décalage possible entre parole et locuteur quand les propos sont négatifs, agressifs, haineux ou orduriers. Qu’elle sorte de la bouche d’un hooligan, d’un entiché des réseaux sociaux ou d’un président des États-Unis, une insulte met mal à l’aise tout humain qui se respecte. Nous préférons postuler in petto que l’outrage a échappé à l’agresseur comme par inadvertance, que celui-ci a perdu quelques instants le fil de son humanité, que la vilenie ne le définit pas en entier et sans appel.

De la même façon, le colporteur de faussetés en tous genres est-il assimilable à son mensonge ? Ou  recherche-t-il, sans succès immédiat, la vérité et sa propre vérité ? Est-ce son désir profond ou la marionnette qui s’échine à influencer, à tromper, à égarer ? Sauf si l’affabulation est comprise comme le plaisir solitaire de quelqu’un qui est imperméable à l’existence d’autrui. En réalité, il soliloque.

Trop de soliloques

Dans le chassé-croisé permanent des mots qui volent, lesquels s’inscrivent dans de véritables échanges ? Et lesquels composent le « discours d’une personne, qui, en compagnie, est seule à parler ou semble ne parler que pour elle » ? Définition du soliloque. Or le soliloque bloque tout colloque, qui implique une expression et une écoute réciproques.

Serait-ce que dire équivaut à SE dire ? L’usage plus que répandu du selfie est révélateur : c’est soi-même qu’on veut immortaliser. Et c’est soi qu’on pourra montrer. Parle-t-on pour s’exhiber parlant plutôt que pour offrir un message sensé ? La communication sème-t-elle à tous vents des mots propriétés privées du semeur ou s’adresse-t-elle à des interlocuteurs consistants, réels, dont les attentes seraient prises en compte ?

Les premiers complices de ce repli vers une forme de solipsisme ne sont autres que les fameux algorithmes. Au lieu d’ouvrir l’internaute à une diversité d’idées, d’opinions et de centres d’intérêt, ils l’aiguillent sans relâche vers ses propres passions, fantasmes ou convictions, voire le confortent dans ses égarements. Le navigateur errant n’aperçoit que des phares qui le ramènent à chaque fois sur son île déserte.

Trop de virtuel

Comment s’expliquer cet égotisme prédominant ? Ce qui saute aux yeux, dans la vie quotidienne de la plupart des individus de nos contrées, c’est que la balance entre réel et virtuel penche de plus en plus du côté du virtuel. Or le virtuel laisse chacun de nous face à lui-même, seul maître de ses clics, alors que le réel fait déclic dans le champ de notre liberté, pour nous redire qu’autrui existe et appelle à partager.

Pour en sortir, chaque internaute peut-il se contenter de « gérer » mieux son numérique? Ou doit-il forcément, pour retomber sur terre et redécouvrir l’existence des autres, perdre son smartphone, l’écraser du talon ou se le faire voler[1] ?


[1]     Comme le raconte récemment avec humour Adeline de Wilde (Un smartphone de perdu, des neurones de retrouvés, paru dans La Libre Belgique des 28-29 mai, p. 33).

Publié le vendredi 13 juin 2025 dans La Libre Belgique, p. 35, et sur le site de La Libre Belgique, à 12 h 02.

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