Je prends le bus plusieurs fois par semaine. Je le prenais déjà – mais plus rarement – il y a soixante ans. Quel échantillonnage, étalé dans le temps, d’usagers « busophiles » ! Au fil des ans, un modèle de population d’abord assez homogène s’est diversifié d’une façon saisissante. Les passagers d’aujourd’hui constituent un contingent tout à fait hétérogène. Un mot me vient à l’esprit pour qualifier cet ensemble bigarré et composite : « salmigondis », c’est-à-dire un « mélange, assemblage disparate et incohérent ».
Et ce qui me frappe, c’est que ce terme un peu insolite descend volontiers du bus pour envahir un grand nombre de domaines de notre siècle.
Salmigondis de la connaissance et de l’information
Il faut l’évoquer en premier, car il chapeaute tous les autres. La connaissance relie chacun de nous au monde. Par elle, nous comprenons, percevons et appréhendons la réalité pour nous y adapter et pour vivre le mieux possible. Elle est un compromis – ou une collaboration ? – entre deux expériences : celle des autres et la nôtre. De tous temps, les hommes qui pensent, parlent et racontent le monde à leurs contemporains et aux générations futures. Héritier de ce bagage, chacun de nous observe, recherche, vérifie et se construit une pensée personnelle.
Cela suppose que nous puissions faire confiance aux détenteurs des différents savoirs, même si, parfois, la diversité et la contradiction en appellent à notre esprit critique. Or, surtout avec la naissance des réseaux sociaux, toutes les sources d’information sont contestées, travesties et polluées. Les données surabondent, la désinformation déferle, la science est révoquée en doute, les algorithmes enferment chacun dans ses a priori. La connaissance et l’information risquent de se fondre dans un magma informe, inexploitable. Incohérent comme un salmigondis.
Salmigondis politique
Des politiciens, semble-t-il, sont les premiers à ne plus savoir à quelle connaissance se vouer. L’urgence climatique en est l’indice le plus frappant. La plupart se déclarent convaincus par les conclusions des études alarmistes, que d’aucuns rejettent sans nuances. Les premiers ne passent pas assez à l’action, tandis que les autres aggravent la situation par des décisions aberrantes. Les appels de plus en plus pressants de l’opinion publique n’ont pas encore reçu de réponse adéquate. À l’échelle de la planète, la politique de l’environnement confine au marasme.
Les pratiques politiques elles-mêmes n’ont-elles pas évolué vers un chaos ? Débat public, diplomatie, recherche de consensus ou de compromis, respect des droits humains et de l’État de droit se trouvent pollués par le mercantilisme, l’autoritarisme, la violence, la vulgarité, la muflerie de certains dirigeants, pour qui la force brutale est le seul levier d’action. Le champ politique ne se transforme-t-il pas trop souvent en champ de foire ? Hétéroclite comme un salmigondis.
Salmigondis culturel
Au moment où la moindre mesure, la moindre décision, le moindre événement est épinglé comme « historique », l’Histoire a-t-elle encore un mot à dire ? Le bagage que nous transmet le passé a aussi un compartiment culturel. Jamais cet héritage n’a empêché la créativité, l’innovation. Il les a au contraire stimulées et inspirées.
Tant mieux si l’Art adopte des disciples inattendus et si on lui confie une canette statufiée. La culture est bien le domaine où la diversité des œuvres et des goûts ne nuit à personne. Mais le monde culturel, lui aussi, toutes formes d’art confondues, est de plus en plus disparate. Comme un salmigondis.
La même disparité pourrait être mise en épingle dans d’autres domaines encore, économie, enseignement, médias, technologie, etc., confirmant l’aspect général de la tendance. Faut-il s’en alarmer ? Pas nécessairement. La nature humaine ne trouve-t-elle pas là son originalité ? Elle invente, elle surprend, elle crée. Pour créer, il faut une grande liberté. Mais, pour s’exprimer, il faut aussi avoir pu se construire une personnalité bien plus structurée qu’un salmigondis.
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