L’approche d’élections ne se contente pas d’exciter candidats et électeurs. Elle ranime aussi la réflexion politique non seulement sur les pratiques – vote obligatoire, vote blanc, financement des campagnes, etc. –, mais aussi sur le régime. Or aujourd’hui le triste spectacle des pseudo-démocraties phagocytées par des avatars du totalitarisme relance plus que jamais le débat crucial : la démocratie a-t-elle encore un avenir ? Impossible de nier ses tribulations incessantes. Tentons de distinguer celles qui relèvent de la nature même du régime et celles qui tiennent à ses utilisateurs, les citoyens.
« La démocratie a toujours été suicidaire », écrivait le philosophe français Jacques Derrida en 2003. Pour lui, la démocratie est plus menacée par ses propres principes que par ses adversaires déclarés[1]. Le propre d’un régime démocratique n’est-il pas de permettre la libre expression et l’autonomie de tous les citoyens ? De favoriser l’existence d’une opposition qui alimente le débat ? De fournir les moyens de négocier pour que puissent coexister des intérêts contradictoires ?
La clef n’est autre que la liberté individuelle. Son impact est ambigu. Chance et promesse que des libertés aiguillent de plus en plus la vie démocratique vers l’égalité et l’épanouissement de tous. En revanche, menace que d’autres libertés préfèrent saper les assises mêmes du système qui rend possible la liberté. Si la démocratie paraît « suicidaire », c’est parce qu’elle laisse la liberté d’expression et d’action, y compris à ceux qui proposent leur dictature, même s’ils l’habillent d’oripeaux trompeurs.
Indéniable, l’efflorescence de l’extrême droite est un symptôme clair de l’aggravation de cette tendance suicidaire. Or les seuls acteurs de la dégradation ne peuvent être que les citoyens. Les fans des thèses et des propositions antidémocratiques se multiplient. Que se passe-t-il dans la tête de ces citoyens-là ?
En 1574, dans son Discours de la Servitude volontaire, Étienne de La Boëtie apporte une explication, qui n’a pas pris une ride. Il cherche « comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer. »
« Il y a trois sortes de tyrans, poursuit-il. Les uns règnent par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de race. » Les premiers ont été hissés au pouvoir librement par ceux qui abdiquent leur propre liberté. Pour La Boëtie, comme pour beaucoup d’entre nous, cette démission et le cadeau du pouvoir à ceux qui vont traiter le peuple en moutons de Panurge sont difficiles à concevoir et à admettre. Mais combien d’exemples passés et présents le confirment : la vie sous la coupe d’un tyran paraît possible, voire souhaitable pour bien des gens, adeptes de la résignation confortable plutôt que de la liberté responsable.
Certains ont peut-être une excuse. « Il me semble qu’on doit avoir pitié de ceux qui, en naissant, se trouvent déjà sous le joug, qu’on doit les excuser ou leur pardonner si, n’ayant pas même vu l’ombre de la liberté, et n’en ayant pas entendu parler, ils ne ressentent pas le malheur d’être esclaves. »
Le propre de la tyrannie n’est-il pas le pouvoir « fort » ? Est-ce lui dont rêvent les électeurs des despotes en puissance et des extrémistes de droite ? Ce pouvoir qui échapperait au contrôle démocratique et qui serait ipso facto plusefficace ? Ce pouvoir qui ne se préoccuperait des libertés que pour les restreindre ou les paralyser ?
Rêvons. Appelés à voter, tous les citoyens de toutes les démocraties du monde auraient conscience que leur voix n’élit pas seulement un candidat, mais renforce ou affaiblit la démocratie elle-même.
[1] L’article de Benjamin Boudou, Régénérer la démocratie, est tout à fait intéressant dans son approche de la pensée de Derrida sur ce point : https://hal.science/hal-04490618/document.