Dans l’Histoire de la littérature, Lucien de Samosate, rhéteur grec du IIe siècle, a été le premier à nous faire entendre des Dialogues des morts. Le ton de Lucien y est souvent badin, voire frise la gaudriole. Le procédé a été repris ensuite par Fontenelle et par Fénelon, sous le même titre. Il s’agit de mettre face à face et de faire dialoguer deux ou plusieurs personnages historiques, fictifs ou mythologiques. Que diriez-vous d’un petit essai du même genre ?
Posons les protagonistes d’abord. Cyrus le Grand, fondateur et monarque de l’Empire perse au Ve siècle avant notre ère. Grand conquérant, il est devenu une figure mythique dans le monde grec, prototype du roi plein de sagesse et d’humanité envers les vaincus. L’historien Xénophon lui rend hommage dans sa Cyropédie[1].
En sa présence, un petit peloton de six Russes, un tsar et cinq de ses généraux. Le tsar est le plus petit du groupe. Le diminutif de « tsaricule » a d’ailleurs séduit quelques téméraires. Mais il est le plus grand à ses propres yeux. Les autres sont des armoires à glace, mais faiblards à leurs propres yeux.
– Bonjour, Cyrus le très Ancien, lâche le tsaricule sur un ton sibérien. Tu as de la chance de me rencontrer, moi, éternel gagnant. Je viens de lancer une opération spéciale. Mon pouvoir colossal va glisser vers le pharaonique. Dans la glace, mon visage de grand seigneur m’impressionne moi-même. Et toi ? Étais-tu aussi superbe lors de tes conquêtes ?
– Bonjour, petit seigneur. Non, je n’ai pas connu l’autosatisfaction. Je vivais transpercé de tous les aiguillons que connaissent les rois : le goût des défis insensés, les soucis par milliers, l’impossibilité du repos, les pièges à tendre ou à éviter. Autant d’obstacles à la tranquillité d’âme d’un souverain ordinaire.
– Justement, moi, je sors de l’ordinaire. Fais le compte : nous sommes six Russes et je suis seul à parler. Parce que tous se rangent illico à mon avis. Ce n’est pas de l’autorité, ça ? Savoir imposer et s’imposer, voilà la meilleure façon de vivre l’âme tranquille.
– Pour moi, les amis fidèles ont toujours été le sceptre le plus sûr et le plus vrai, plutôt que les larbins serviles et cauteleux. Les amis solides ne se gagnent pas par la force, mais par la bienveillance. Ils osent me révéler le fond de leur pensée. Cela m’éclaire pour bien décider. Que peut le dictateur à qui personne n’ose dévoiler les sentiments de ses sujets ? Ses œillères le rendent paranoïaque et impropre au pouvoir. J’espère que tu n’en es pas là.
– Il suffit d’être le meilleur de tous, dans le ciboulot et les biceps, pour n’avoir besoin de personne. C’est mon cas. Pas besoin donc qu’un Mède m’aide. Tu gravites dans un autre univers de pensée et d’action que moi, qui rebâtis un empire surpuissant. Au panier le bon sens et la bienveillance ! Vive ma clairvoyance et ma poigne de fer ! Ça accélère le destin.
– Tu n’as donc aucun souci de l’Histoire. Je le dis avec quelque immodestie : mon nom, Cyrus, a été retenu dans le monde hellénique et en Occident comme synonyme de roi sage et humain dans sa toute-puissance. Et toi, quelle image vas-tu laisser ? Sur quelle liste de souverains vas-tu t’inscrire ? Les mémorables pour leur humanité ou pour leur barbarie ?
– Qu’est-ce que j’en ai à fiche du regard des autres ? Les autres ne peuvent que me porter aux nues. Sinon, c’est qu’on les a aveuglés en travestissant la vérité. Tous mes prétendus crimes, on les imputera à cette manipulation. Qui ignore qu’on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs ? Tant pis si je reste que le recordman des dommages collatéraux.
– Avant d’en dominer d’autres il faut se dominer soi-même. Tu n’as pas l’air de le savoir, homme petit.
Visiblement scandalisé par le verdict de Cyrus, le tsaricule bondit comme mû par un ressort. Impérieux, il intima d’un geste à ses généraux muets l’ordre de le suivre. Sans doute était-il pressé de retourner aux affaires. Mais forcément, après un Dialogue des morts, il retournait aussi aux Enfers.
[1] Les propos de Cyrus sont inspirés, très librement, par la Cyropédie de Xénophon, en particulier par le chapitre VII du livre VIII, où le monarque résume sa vie et exprime ses dernières volontés.