Au premier degré, cette affirmation pourrait n’être rien de plus qu’une lapalissade. À qui d’entre nous échapperait-il, en effet, que le langage est un moyen privilégié – mais non le seul – de nous exprimer ? C’est en passant par lui que nous partageons, si nous le voulons, nos pensées, nos opinions, nos désirs, nos projets… et tout ce qui nous constitue en tant que personnes. C’est grâce à lui que nous pouvons progresser dans l’entreprise difficile de comprendre nos semblables, si nous sommes prêts à accueillir ce qu’ils ont à nous dire pour se faire connaître.
Il ne s’agit pas uniquement du contenu de nos propos, mais aussi de la façon dont ils sont prononcés. Le non-verbal nous révèle au moins autant, sinon davantage, que les mots, parce qu’il est moins aisé à travestir et pactise moins avec l’hypocrisie. Notre ton et nos intonations, nos mimiques et nos gestes font partie intégrante de nous-mêmes et contribuent à dévoiler notre personnalité.
Jusqu’ici, nous quittons à peine le stade de l’évidence. Allons plus loin. Notre langage même est notre monde à nous. Nous sommes riches de tout ce qui le constitue. Dans la plupart des cas, les êtres et les objets dont nous ignorons les noms n’existent pas à nos yeux. Enrichir son langage, c’est s’enrichir soi-même. Aussi est-il essentiel d’accorder toute attention et toute énergie à l’acquisition la plus complète et la plus fine possible de la langue maternelle. Aux yeux d’autrui, nous prenons l’amplitude de notre propre langage.
Et ce n’est pas tout. Nos mots et leur énonciation fournissent aussi à nos auditeurs et interlocuteurs des indications utiles sur notre identité et sur la personne que nous sommes.
Un simple accent, namurois ou liégeois, limbourgeois ou brugeois, provençal ou corrézien, écossais ou gallois, signale à l’auditeur de quelle région provient ceux qui en assortissent leur langage. Qui de nous se formalisera de cette « révélation » ? Aucune raison donc de vouloir gommer l’accent du terroir.
Ne serait-il pas plus dérangeant, par contre, d’être perçu par les autres comme un goujat plutôt que comme un être policé et poli ? Le simple citoyen que nous sommes serait tenté de répondre que oui, ce serait déstabilisant. Mais la réalité observable répond que non. Les exemples fourmillent aujourd’hui de ces énergumènes au comportement quasi inexplicable. Ce sont des gens, pas comme vous – très probablement – ni comme moi – je l’espère –, qui ignorent que leur langage est un révélateur infaillible de la personne. Ou alors, ils ne se soucient pas le moins du monde d’apparaître comme des malotrus invétérés.
Par écrit ou oralement, ces êtres singuliers n’hésitent pas à tracer d’eux-mêmes, par les mots qu’ils utilisent, un autoportrait pour le moins désavantageux. Sans doute s’imaginent-ils que leurs propos hostiles, grossiers, voire insultants et abjects, vont dévaluer l’idée, l’objet ou la personne auxquels ils s’en prennent. Si calcul il y a, il est boiteux. Car, auprès d’humains dignes de ce titre, l’agressé éveille plutôt la sympathie en face d’un agresseur odieux.
Les mots d’un insulteur nous en apprennent bien plus sur lui-même que sur l’objet de son attaque. Que se passe-t-il dans l’esprit de celui qui se répand en invectives haineuses ? Quel intérêt trouve-t-il à montrer ce visage grimaçant ? La question laisse perplexe. Bien sûr, forums et réseaux sociaux entretiennent l’illusion de l’anonymat ; mais une enquête approfondie l’identifierait quand même. Quant à l’homme politique qui use d’un langage fétide, s’il voit dans l’odeur qu’il dégage un incitant électoral, quel camouflet pour ses électeurs : il croit à leur indignité – et comptabilise sur elle – plutôt qu’à leur dignité.
Et pourtant ces personnages, dont nous rêverions qu’ils soient étrangers au genre humain, écrivent et parlent à n’en plus finir. Bien au-delà du contenu de leur discours, ils nous racontent, en creux, à quelles bassesses l’humain peut parfois se réduire. Leurs mots disent comment ils sont.
Publié dans La Libre Belgique, p. 37, le mardi 26 novembre 2019.