Étymologiquement parlant, les enfants ne parlent pas. Le mot « enfant » vient du latin infans, « non parlant ». On s’attendrait donc à ce que les Romains n’appliquent le terme qu’à un être en bas âge ; or le champ d’action d’infans s’étend jusqu’à l’âge de sept ans, où puer et puella assurent la relève. Faut-il en déduire que les Anciens tenaient pour rien les mots prononcés avant cet âge ? Ce serait excessif. C’est plutôt que, jusqu’à sept ans, le langage de l’enfant restera, comme lui, confiné dans le cocon familial. Mais l’éducation à la vie publique sera encore longue avant que le jeune Romain puisse émettre un propos politique.
Chez les Modernes que nous sommes, où commence la parole ? Des études scientifiques ont pensé établir que la langue maternelle s’apprend déjà chez le fœtus, qui entend tout en se taisant. L’enfant acquiert le langage et, à sept ans, atteint « l’âge de raison ». L’organisation mondiale de la santé définit l’enfance comme la période de la vie humaine allant de la naissance à dix-huit ans. Officiellement, ce sont donc bien des « enfants » qui prennent aujourd’hui la parole, y compris à l’O.N.U., pour défendre des positions politiques.
Les enfants parlent, plaident, réclament. Les mûrs auront-ils des oreilles ? Je veux dire : les adultes entendront-ils ? Car la surdité chronique de bon nombre d’entre eux a été l’élément déclencheur de cette prise de parole juvénile. En cause ? Excusez du peu. La viabilité du monde. Quoi de plus naturel si l’avenir de la planète, à long comme à court terme, préoccupe plus celui qui, à dix-huit ans, la fréquentera toute une vie que celui qui s’en séparera bien plus tôt ? La jeunesse donne des droits supplémentaires pour interroger les conditions de la vie présente et future.
La crise climatique a changé les questions vitales, au sens fort du terme. L’interpellation lancée par les jeunes aux adultes « responsables » n’est plus : « Quel type de vie humaine nous préparez-vous ? » L’apostrophe est devenue : « Allez-vous nous assurer une terre où la vie humaine soit encore possible ? » Bien sûr adressée aux instances politiques, cette mise en demeure défie aussi chaque citoyen du monde : « Quelle sera ton « empreinte écologique » ? »
En l’occurrence, la parole des « enfants » joue un rôle légitime et respectable.
D’autres propos d’enfants peuvent être moins à leur place. Peut-être avez-vous vu comme moi ce bébé dans sa chaise confirmer que le téléchargement de tel opérateur est extraordinaire de rapidité. Là, admettons que cela peut faire sourire. Sans plus. Mais l’utilisation publicitaire de l’enfant va plus loin. À la radio, avec les intonations de quelqu’un qu’impatiente un « dur de la comprenette », une voix enfantine explique à un père pourquoi préférer une pompe à chaleur. Un autre enfant commente le C.V. de sa baby-sitter et souhaite y voir figurer une compétence de plus.
Est-il tellement éducatif de mettre en scène des enfants, adultes avant l’âge, faisant la leçon à des adultes avérés, présentés comme un peu infantiles ? Dans la simple vie courante, il est significatif que chacun reste à sa place. Si l’enfant est prié d’écouter – avec parfois le sens d’« obéir » –, l’adulte, de son côté, écoute. Combien de parents, d’éducateurs, d’enseignants n’ont-ils pas ce souci d’accueillir les demandes, parfois de les deviner ? Eux aussi, dans le quotidien, travaillent à rendre l’environnement plus viable.
Un danger nouveau, très contemporain, ne menace-t-il pas la parole des enfants – et de tous les humains ? Que le message virtuel prenne le pas sur la parole dite et la raréfie, privant les interlocuteurs des signes non verbaux qui insufflent l’émotion et révèlent la personne.
Les enfants ne se barricadent pas encore derrière trop de conventions. Aussi sont-ils particulièrement doués pour parler – et nous apprendre à parler – sans rien perdre en émotions ni en humanité. Quel appauvrissement ce serait si l’idolâtrie du smartphone leur confisquait la parole.
Publié dans La Libre Belgique, p. 41, le mercredi 9 octobre 2019.