Régulièrement refleurit dans l’actualité le débat sur les devoirs scolaires. Faut-il, oui ou non, demander à un enfant d’école primaire de s’adonner à des travaux scolaires une fois de retour à la maison ? Chaque enfant construit une réponse à cette question dans les heurs et malheurs de sa pratique quotidienne. C’est en fonction de l’enfant lui-même, de son progrès et de son épanouissement que l’existence des devoirs mérite d’être réfléchie. Et la question du travail à réaliser en dehors du cours traverse toute l’histoire d’un individu, de l’école primaire à l’enseignement supérieur ; pour certains, elle se prolonge par celle du travail qu’on ramène à la maison après une journée professionnelle. Il y a là une sorte d’« incontournable », dirait-on.
Pour écarter cette activité traditionnelle, les opposants aux devoirs à domicile développent des arguments à la fois individuels et collectifs. Les devoirs seraient trop lourds pour un enfant qui, au-delà du temps scolaire, devrait pouvoir se divertir, se détendre et disposer d’un temps suffisant pour se consacrer aux activités de loisir. Les devoirs seraient aussi un facteur d’inégalité sociale, dans la mesure où les mêmes conditions de travail ne sont pas assurées à tous les enfants. En face, les tenants du système en vigueur rétorqueront que, du point de vue du développement intellectuel de l’enfant, cette première reprise de la matière vue pendant la journée en classe constitue une étape essentielle dans l’acquisition durable du savoir. Ils ajouteront que le devoir joue un rôle important par les relations qu’il crée entre parents et enfants, entre parents et enseignants.
L’argument – fort – de l’inégalité sociale suffit-il pour enlever à tous les enfants un moyen pédagogique utile pour leur formation ? Faut-il priver l’un sous prétexte que l’autre est privé ? Ou faire tout pour qu’aucun des deux ne le soit ? La synthèse des points de vue ne suggère-t-elle pas d’organiser l’accompagnement des enfants dans la démarche des devoirs, en généralisant et donc en finançant ce que les écoles de devoirs ont entrepris et réalisent bien ?
À l’époque où il était en charge de l’enseignement fondamental, le Ministre Nollet a suscité la controverse en annonçant son intention de supprimer les devoirs. Après consultation des « milieux intéressés », sa position s’est modifiée : on est passé de la suppression à la régulation. Le décret de 2001 a établi l’absence de travaux à domicile entre la maternelle et la fin de la deuxième primaire. En troisième et quatrième, le devoir conçu comme prolongement d’apprentissages déjà réalisés durant les périodes de cours est autorisé, mais limité à environ vingt minutes par jour. Cette limite passe à trente minutes pour les cinquième et sixième primaires. Le texte ajoute : Le contenu des devoirs devra tenir compte du niveau de maîtrise et du rythme de chaque élève. L’enseignant accordera un délai raisonnable pour leur réalisation. Ils ne pourront en aucun cas faire l’objet d’une évaluation à caractère certificatif.
Ces incitations influencent-elles la réalité ? Espérons-le et croyons-le, car elles s’adressent, intelligemment, à la liberté de l’enseignant, qui, intelligent lui-même, ne devrait pas manquer de s’en inspirer. Si elle agit, cette régulation désamorce la plupart des objections aux devoirs, à condition que l’enseignant soit à même d’adapter ses demandes à la situation de chaque enfant, à condition que l’enfant puisse trouver, à l’école même ou ailleurs, un soutien, si son entourage ne peut l’apporter. C’est à ce prix qu’a été assurée aux devoirs une survie dont leurs tenants se sont félicités.
Mais il me paraît y avoir une autre raison de s’en réjouir, qui n’est guère évoquée, à ma connaissance : en faisant ses devoirs, l’enfant apprend à faire son devoir. Mutatis mutandis et toutes proportions gardées, avec ses rythmes, ses horaires et ses exigences, l’école préfigure le milieu de vie professionnelle. Suivre le cours et y travailler avec attention constituent déjà un apprentissage de la « conscience professionnelle », mais supervisé, voire quelquefois téléguidé, par l’autorité magistrale. À supposer que l’autorité parentale se donne pour mot d’ordre de devenir le plus vite possible la plus discrète possible, le travail à domicile prend le relais dans cet apprentissage : le jeune y définit progressivement ce que seront sa conscience professionnelle, sa capacité à aller jusqu’au bout de ses obligations et de ses engagements, son respect de ce que nos grands-mères appelaient le « devoir d’état ».
Au temps de l’éphémère et de l’instantané, où les engagements de toutes sortes paraissent de plus en plus difficiles à tenir dans la durée, où l’émotion du jour perturbe souvent le lendemain des décisions et des fidélités, pourquoi se priverait-on de ce moment du devoir qui permet de dépasser le désir immédiat de se divertir, fait appel au sens des responsabilités, l’exerce et familiarise avec ses conséquences ? Au temps où chacun est soucieux de ses droits, prêt à monter au créneau pour les faire valoir et hypersensible à la moindre atteinte qui leur est portée, comment ne pas se féliciter que l’école garde présent le devoir, en s’efforçant de le rendre normal, naturel, discret mais solide compagnon quotidien ?
Rêvons et souhaitons – rêve et souhait déjà en voie de réalisation, le plus souvent ! – que la formation d’un jeune à l’école ne se limite pas à la dimension intellectuelle, à l’acquisition de savoirs et de savoir-faire, mais qu’elle se préoccupe de l’évolution de la personne à part entière. Chaque enfant n’attend-il pas, sans le dire, que l’école s’intéresse à son épanouissement global en tant qu’être humain ? C’est son droit. Dès lors, par tous les moyens dont elle dispose – dont les devoirs –, l’école s’efforcera de former des citoyens engagés et enthousiastes de l’être. C’est son devoir.
Publié dans La Libre Belgique, pp. 46 et 47, le lundi 11 juin 2012.