Un sol dallé, c’est du solide. Stabilité. Rien ne s’enfoncera. Rien ne déviera. Sécurité, croit-on. Aujourd’hui, presque partout, qui tient le haut du pavé n’imagine l’avenir que sur un sol dallé. Là seulement tous les marcheurs, d’un même pied, iront au même pas dans une même voie. Et comment daller un sol ? En tablant sur une pseudo-unité réduite à l’uniformité.
Où le facteur humain domine, ce chemin – pavé de bonnes intentions ? – s’avère saugrenu et quasi impraticable. Les réformes lancées depuis un bon (?) moment dans l’enseignement en donnent une démonstration en béton. Jetons un pavé dans la mare. Des idéologues idéalistes ont prétendu arracher l’école à l’âge de la pierre et en faire le bastion d’une modernité toute de compétences. Ils n’ont pas voulu laisser pierre sur pierre du mausolée des « savoirs morts ». La seule route mènerait désormais au sanctuaire de sainte Pisa, pour la prier d’infléchir son cœur de pierre.
Le respect n’a pas souvent été la clé de sol de cette partition monophonique. Tous les péquenauds suspectés de n’« entraver que dalle » ont été priés de s’amender, et le pied au plancher, s’il vous plaît ; faute de quoi, pour le bien général, ils devaient débarrasser le plancher au plus vite et au prix plancher. Que faire, en effet, de ces lourdauds scotchés au plancher des vaches quand s’élève une cathédrale nouvelle, même si c’est en béton précontraint ? Évitons de jeter la pierre à tel ou tel. Car il est difficile de cibler des responsables dans ces processus de déconstruction-reconstruction, insoucieux du lien entre passé et présent, fermés à la force tranquille d’une tradition bien comprise. Voilà pourtant l’assise rêvée : la tradition, dans sa dynamique d’évolution. Au lieu d’une dalle rigide, elle étend un tapis moelleux, où le pied de chacun se stabilise dans son empreinte propre.
L’école s’est « dallée » d’astreintes nouvelles et multiples, pour un pilotage automatique : brassée de documents logorrhéiques pour prouver qu’« on est en ordre », préparations de cours sur formulaires ad hoc décortiquant les compétences pratiquées, etc. Ajoutés à la paperasserie déjà provoquée par d’autres facteurs, comme la prévention des recours… Ajoutés aux formalités filandreuses inventées par les décrets sur les inscriptions. Etc. Tout cela censé assurer une assise solide à l’école et à ses habitants. Une paix en béton armé.
Or, sur les dalles, les pieds se refroidissent et se pétrifient. Pour les assouplir et les réchauffer, des anciens ont battu en retraite dare-dare, et des jeunes, se sentant marionnettes, n’ont fait que trois petits tours avant de s’en aller. Comment, de facto, dans cet univers codifié, garder la conviction que la pierre précieuse – ou la pierre angulaire – de l’école est l’enfant, le jeune en formation ? « Suffirait »-il que change l’esprit du pilotage ? À la question « comment contraindre les libertés à composer, tant bien que mal, avec les certitudes des pilotes », préférer celle-ci : comment pousser et aider les libertés à bien composer avec l’incertitude inhérente à l’humain ?
D’ailleurs, l’école n’est pas seule sur les rangs. Tous secteurs confondus, les chiffres révèlent qu’au fil des années de plus en plus de travailleurs sont déclarés malades. Notamment à cause de la pression : se sentir dans le collimateur à la fois des évaluateurs internes, des audits externes et même de la Commission européenne, que la crise – alibi en béton – habilite à distribuer aux citoyens des tickets d’entrée gratuits pour l’austérité. Ce climat délétère n’aide ni les santés ni les comptes de la sécurité sociale.
Qui installera le revêtement de sol où les simples mortels cheminent à leur rythme, libres de leur pas, forts de leur élan solidaire ? Marcher sur un sol meuble a quelque chose d’un peu incertain, voire d’aléatoire ; cependant, pour le marcheur, éviter le faux pas ne dépend plus d’une obéissance aveuglée, mais d’une initiative adulte et vivifiante.
Publié sous le titre « Saugrenu dallage » dans La Libre Belgique, p. 47, le mercredi 11 avril 2012,