Laissez-moi vous raconter d’emblée une petite histoire vécue.
Premier acte : la réalité. Un journaliste obtient d’un professeur de langues modernes de filmer un cours, auquel participent aussi des élèves néerlandophones d’Erpe-Meer. Exemple ponctuel qui va permettre d’illustrer la rencontre entre deux communautés du pays. Le reportage ne perturbe en rien la rencontre riche de conversations amicales dans les deux langues, entre jeunes et entre professeurs, d’échanges d’adresses, du sentiment qu’il n’y a pas de différence significative entre les jeunes des deux communautés et qu’il reste important, malgré les heurts politiques, de connaître l’autre langue du pays.
Deuxième acte : le reportage. Des différentes interviews et prises de vue émerge ceci : des considérations sur les frites et le salad-bar au nord et au sud du pays, des questions sur le sieur De Wever, sur l’éventuelle scission de la Belgique et sur la connaissance de la Brabançonne. Mais aussi – autres bribes d’interviews – qu’une jeune « sudiste » rentrant de l’école travaille puis s’amuse, alors qu’un « nordiste » ferait l’inverse. En revanche, aucune mise en évidence des intentions de cette rencontre entre jeunes Flamands et Wallons, de son symbolisme et de la confiance en l’avenir qui pourrait en naître.
Troisième acte : l’étonnement indigné. Élèves et professeurs, stupéfaits du caractère réducteur et pour le moins tendancieux du reportage, protestent auprès du journaliste pour lui demander s’il est venu s’informer pour mieux informer, ou chercher confirmation d’une thèse à faire passer, selon laquelle le Nord serait séparatiste et le Sud « belgicain », en téléguidant les réponses attendues.
Sans les médias, dans le rythme de vie actuel, aurions-nous accès assez complet à la réalité qui nous entoure, de plus en plus complexe et multiforme ? Très difficilement. Dès lors, les journalistes se voient investis, par la force des choses, d’une responsabilité importante, dont la plupart d’entre eux ont sans doute conscience. Ils rêvent chacun d’être l’homme libre et critique qui informe en parfaite objectivité. Comment celle-ci pourrait-elle être mise en péril ? Faut-il craindre l’intervention d’une autorité supérieure, politique ou hiérarchique, qui dicterait la ligne des propos à tenir et censurerait les écarts ? Peut-être, mais ce n’est pas la cause la plus répandue : le contexte médiatique lui-même, tel qu’il est, exerce des pressions bien plus fortes, et d’autant plus agissantes qu’elles sont assez insidieuses pour n’être plus ressenties comme pressions, mais comme des « adaptations nécessaires ».
La première, et cruciale, est l’exigence de rapidité, dommageable pour (presque) toute activité humaine, mais singulièrement pour l’information. Être le premier sur la balle et sortir le scoop, voilà qui fonde la rentabilité de certains médias et impose un rythme effréné aux reportages. Voilà qui exclut le recul, calme et raisonné, condition sine qua non de l’objectivité. À cause de la concurrence, un second impératif obligera à ne pas en faire moins que le voisin ; il contribuera à l’inflation médiatique capable, aujourd’hui, de transformer un fait divers d’intérêt mineur – par exemple les insultes adressées par un footballeur à un entraîneur – en affaire d’État, sinon en séisme planétaire.
En outre, dans l’air du temps, l’émotion a résolument pris le pas sur la raison : la vie quotidienne, le fonctionnement politique, les centres d’intérêt du commun des mortels, tout paraît dominé par le coup de cœur ou d’indignation du moment. Pour attirer l’auditeur, le lecteur ou le téléspectateur, le reportage, lui aussi, devra « émotionner », résonner dans les cœurs, plutôt que raisonner. Très souvent, le journaliste n’y est plus témoin extérieur d’un fait qu’il répercute avec distance, mais apparaît lui-même, son micro à la main, voire devient acteur d’une sorte de sketch, parfois comique.
Tout cela n’est pas forcément mauvais ou condamnable. La question principale ressurgit néanmoins : les médias jouent-ils correctement leur rôle quand ils reflètent la réalité par ces moyens-là ? L’utilisateur aimerait choisir avec pertinence et bon sens parmi les multiples formes que prend la voix médiatique ; car il y a loin de la revue hebdomadaire à l’émission spéciale en direct. Deux mots qui riment pourraient servir de clefs à qui veut choisir : patience et distance. Et, en l’occurrence, ils apparaissent indissociables. Pourquoi ne pas accorder sa confiance en priorité à l’informateur qui aura pris le temps de faire un pas en arrière plutôt qu’à celui qui se précipite, entraîné dans un tourbillon d’influences diverses ? Le premier évitera d’avoir derrière la tête une idée qui le pousse à trier les questions et les faits en fonction de son attente. Il échappera aux idées toutes faites et à la surenchère. Dans la confection paisible et soupesée d’un reportage, il empêchera que le montage ne dérive en démontage de la réalité.
Publié dans La Libre Belgique, supplément « Momento », p. 3, le 3 juillet 2010.