Êtes-vous de ceux qui s’étonnent de la prodigieuse audience dont jouit aujourd’hui le mot « réforme » ? Pourquoi donc celui qui se présente comme réformateur espère-t-il attirer une sorte de sympathie particulière et quasi automatique ? L’argument électoral porte : on a pu le constater en France lors de la dernière élection présidentielle, où le candidat Sarkozy en a fait son cheval de bataille avec le succès que l’on sait. Par contre, la réalisation des réformes, dans le cas qui nous occupe, paraît moins porteuse : la cote du président réformateur se situe maintenant au plus bas dans les sondages de popularité. Quelle leçon en tirer ? La réforme en perspective aurait-elle quelque chose de séduisant, tant qu’elle reste utopique, alors que la réforme concrétisée prendrait le caractère rébarbatif qui accompagne presque nécessairement les changements imposés aux habitudes ? Tout reposerait dès lors sur la forme de la réforme… Comment doit-elle se conformer pour conserver l’image avenante que chacun lui voyait avant qu’elle ne prenne forme ? C’est toute la question.
Le mot lui-même n’échappe pas à une certaine ambiguïté. « Changement profond apporté dans la forme d’une institution afin de l’améliorer », la réforme devient, placée en face de la révolution, une « amélioration partielle et progressive de l’ordre social ». Relevons l’apparent paradoxe qu’un changement « profond » puisse aussi se contenter d’être « partiel ». Lisons plus loin : en termes militaires, voici que la réforme est la « mise hors service de ce qui est devenu impropre ». Le « réformé » n’est pas très éloigné du « difforme », incapable de répondre aux exigences formelles du service. De ces méandres linguistiques se dégage toutefois une ligne simple : l’omniprésence du changement.
L’indispensable, inéluctable et mythique changement. Il a quelque chose de mythique, parce que la plupart des gens considèrent changement et progrès comme des synonymes, alors que, pour tout ce qui va bien, le progrès réside, au fond, dans le statu quo. Inspiré par ce mythe, chacun espère la réforme – ou croit l’espérer – sans se rendre compte qu’il n’est pas prêt à en accepter la réalité concrète. Chacun imagine le changement comme un espace plus grand ouvert à son autonomie : or il le découvre, dans un premier temps au moins, comme une contrainte nouvelle, un cadre imposé. Ainsi s’explique l’extraordinaire résistance au changement, même à celui qu’on a cru désirer, et, a fortiori, à celui qui surgit de nulle part et ne correspond à aucune attente.
L’allergie aux réformes, qui transforme leur application en quadrature du cercle, obéit à une autre cause, très récurrente, qui saute aux yeux si on prend comme exemple le milieu de l’enseignement, devenu un chantier permanent de soubresauts de réformes : il s’agit du mépris. Celui-ci prend d’abord pour cible le passé : explicitement ou par sa façon de faire, le candidat réformateur va qualifier tout ce qui a précédé de sclérosé, vieillot, archaïque, ou peut-être de suranné, arriéré, désuet, poussiéreux… Vous voyez le style. Cette attitude indispose naturellement et rend hostiles ceux qui ont participé avec cœur à ce « passé dépassé ». Le second objet de mépris n’est autre que le présumé acteur de la réforme. Au lieu de lui rendre accessible l’esprit de la réforme et de lui ouvrir un champ de créativité quant aux moyens, on le cadre, on le corsète, on le caparaçonne. Pour survivre, l’« acteur » s’ébroue, se débarrasse de ce paralysant appareil. L’esprit de la réforme s’effondre avec lui.
Voici dès lors une formule choc offerte aux réformateurs désenchantés : rapetasser sans rapetisser. L’image est parlante. Rapetasser vient du latin pittacium, « pièce que l’on met sur un vêtement ou sur une chaussure ». Mettre une pièce, c’est renforcer un tissu aminci, voire obturer une déchirure ; mais c’est aussi reconnaître que le vêtement en vaut la peine. Car une pièce ne pourra tenir durablement et jouer son rôle de renfort que si elle s’attache sur un tissu lui-même encore solide, de la valeur duquel on se réjouit et sur laquelle on table.
Si le tissu n’est pas rapetissé, encore faut-il trouver une méthode de rapetassage qui respecte le talent original du couturier, qui ne lui donne pas le sentiment qu’il n’a, jusque-là, jamais su coudre, qu’il va enfin apprendre à coudre, à condition de se renier. Initier et inviter les couturiers à ce rapetassage-là suppose des patrons – dans tous les sens du terme – caractérisés par la souplesse et l’ouverture, la modestie et la patience. Ces valeurs sont peu au goût du jour, ce qui explique le destin pitoyable de tant de réformes.
À toutes les échelles, de la petite entreprise à la grande boîte, de la commune à l’État, du marchand au non-marchand, les apprentis réformateurs peuvent commencer par réformer leurs propres façons de procéder : chercher à rapetasser avec une réelle bienveillance pour tout ce qui reste solide et à ne jamais rapetisser ce qui s’est tissé dans l’enthousiasme et la patiente obstination. À ce prix, bénéficiaire enfin de réformes bienfaisantes, grandi par elles, l’homme aura des habits adroitement rapetassés dans une maison humaine esthétiquement retapissée.
Publié dans La Libre Belgique, supplément « Momento », p. 3, le samedi 4 juin 2010.