Qui sont-ils, ces « daltoniens » dont le nombre est peut-être ainsi sous-évalué ? Je vous l’explique. Un daltonisme nouveau fait des ravages – et non pas au hasard – dans la population de notre pays, mais sa propagation ne s’arrêtera pas à nos frontières. Cette maladie consiste en une sorte d’incapacité du sujet atteint à percevoir la couleur blanche. Les spécialistes ne sont pas encore parvenus à déterminer si c’est l’œil qui perd l’aptitude à voir le blanc ou si c’est plutôt le cerveau qui se révèle incapable de décoder l’information fournie. Quoi qu’il en soit, vous comprenez aisément la grande difficulté où vont se débattre les daltoniens nouveaux depuis que, par un certain dimanche récent d’octobre 96, le blanc est devenue la couleur de prédilection du plus grand nombre des Belges.
Imaginez que l’affection frappe certains mandataires politiques. Bien qu’un vaccin existe, aucun d’entre eux, d’après les renseignements dont je dispose, n’avait décidé de s’y soumettre. Les conséquences pourraient être de prendre aujourd’hui des décisions d’hier, c’est-à-dire conçues et préparées avant la date clef du 20 octobre, lorsque le blanc a manifesté la force de l’humain en marche. Par daltonisme, des parlementaires risqueraient de voter, presque par mégarde, la restriction des subsides aux CPAS des petites communes.
Autre exemple. Savez-vous comment la Communauté Française de Belgique compte bientôt « aider la jeunesse » (c’est l’étiquette officielle), assurer les droits de tous les enfants de notre pays, spécialement de ceux que leur environnement familial met en péril ? Vous l’avez sans doute déjà lu ou entendu : le budget consacré au secteur de l’hébergement, au placement des enfants en situation critique, sera raboté de 340 millions. Cette économie d’humanité équivaut à une perte de quelque 300 lits et de 215 emplois, alors qu’actuellement, les demandes de placement par les Conseillers de l’Aide à la Jeunesse ne peuvent être toutes rencontrées. Et des coupes sombres semblables ont déjà été pratiquées ou se profilent dans d’autres institutions d’accueil pour les handicapés ou les personnes en situation sociale précaire (entre autres, les hôtels maternels). Le rapport entre ces domaines d’intervention de l’État et la demande d’une priorité accordée à l’humain est-il imperceptible ?
Les décideurs oseront-ils étaler, si j’ose dire, aux yeux de tous leur daltonisme ? Ou emboîteront-ils le pas au Premier Ministre – espérons que celui-ci passera aux actes et ira jusqu’au bout de sa logique nouvelle – et transformeront-ils en priorités absolues leurs cibles budgétaires d’avant le 20 octobre ?
Toujours est-il que le citoyen, dont la capacité de critique positive paraît de plus en plus aiguë, va disposer très vite d’éléments sûrs de diagnostic : il ne laissera à personne d’autre le soin de repérer, d’un œil vigilant et sûr, les daltoniens. Tout respectables et pitoyables que soient ces derniers, il faudra les aider à se recycler, à trouver une occupation en dehors du secteur politique. Il leur faut un environnement de travail où la perception du blanc n’est pas requise.
Texte inédit, écrit peu de temps après la marche blanche du 20 octobre 1996, qui mettait en cause les pouvoirs publics et leur reprochait leur incapacité à traiter les vrais problèmes, à force de prétexter les économies soi-disant indispensables.